À Paris, Beckett et Ionesco se répondent dans deux pièces autour de l’agonie

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CRITIQUE - Oh les beaux jours et Le roi se meurt sont montés simultanément au Petit Saint-Martin et aux Gémeaux Parisiens, comme elles le furent la première fois, en 1963. Une heureuse coïncidence qui nous permet de redécouvrir deux monuments du théâtre du XXsiècle.

En 1963, pour la première fois, les spectateurs pouvaient voir au théâtre deux pièces devenues des classiques. L’une de Beckett, Oh les beaux jours, l’autre de Ionesco, Le roi se meurt . Deux auteurs qui ont plus d’un point en commun. Les critiques les avaient mis par commodité ou par paresse dans le même sac : le théâtre de l’absurde. Ces deux dramaturges avaient surtout une particularité. L’un était irlandais, l’autre roumain, et tous deux avaient choisi la langue française pour seconde patrie.

Oh les beaux jours  et Le roi se meurt aborde le même sujet : l’agonie. Dans Oh les beaux jours, Winnie, une femme coquette s’enfonce inexorablement dans un mamelon tout en louant les choses passées. La pièce, qui fut immortalisée par Madeleine Renaud, est aujourd’hui reprise avec Dominique Valadié dans le rôle de Winnie. Dans un décor lunaire, terre désolée postapocalyptique, le metteur en scène Alain Françon insiste sur l’humanité du couple formé par Winnie et Willie (Alexandre Ruby). Ils vont bientôt crever. Il n’y a plus d’espoir et pourtant il y a une lueur dans les yeux et la voix presque enfantine de Mme Valadié.

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Morceaux de bravoure

Elle a la mort joyeuse. Se souvient des belles choses et les partagent avec ce qui reste de Willie réduit, dans la première partie, à une larve qui éructe. Elle se souvient, mémoire en lambeaux, tout en se maquillant, sortant de son sac, ce qui lui reste d’humanité : une brosse à dents, un tube de dentifrice, un peigne, une toque, un miroir et un Browning. Il y a aussi une ombrelle qui prendra feu. Mme Valadié nous ferait rire si elle ne nous laissait pas au bord de l’émotion. Nous connaissons le texte sur le bout de nos doigts de lycéen, les morceaux de bravoure de Winnie, cette merveilleuse femme qui s’enlise sous nos yeux impuissants, les soupirs et silences, les citations et les chansons et cette sonnerie stridente qui rythme le passage de l’éveil au sommeil. La parole est un lieu de souvenirs.

On se rappellera cette scène de l’acte II : « (…) Enfin quelle importance, ça aura été quand même un beau jour, après tout, encore un. Plus pour longtemps, Winnie. J’entends des cris ? Ça t’arrive, Willie, d’entendre des cris ? Non ? Regarde-moi encore, Willie ? Encore une fois, Willie. » Encore une journée divine, quoi. Alain Françon remet de la vie dans cette mort au travail. Au fond, une toile jaune, orange peut-être, pommelée, comme un ciel irradié de fin du monde. Il fallait bien la fantaisie de Dominique Valadié pour nous faire croire que la partie n’était pas définitivement jouée. La preuve ? Elle chante en guise de tombée de rideau, L’Heure exquise de La Veuve joyeuse. La mort est une opérette.

Oublier pour redécouvrir

Vincent Lorimy incarne le monarque dans Le roi se meurt, de Ionesco. B. buchmann

Dans Le roi se meurt, le trône trône au centre de la scène. Plus pour longtemps car le Roi va, à la fin de la pièce, caner. La mort a été le principal sujet de Ionesco. Elle règne en majesté dans la majeure partie de l’œuvre du maître roumain. Comme la Winnie de Beckett immortalisée par Madeleine Renaud, Béranger Ier fut immortalisé par Michel Bouquet. Il faut les oublier pour le redécouvrir.

Le Roi est interprété par un acteur étonnant, Vincent Lorimy. Dès qu’il débarque en pyjama sur le plateau, nous sentons que nous n’allons pas nous ennuyer en chemin. Son agonie sera réjouissante et le metteur en scène Christophe Lidon est un formidable maître de cérémonie funéraire. Dans un décor de château médiéval délabré flotte une ambiance de fin règne et de fin du monde. Fissures sur les murs, chauffage qui n’obéit plus. Dès le début, ça sent la fin. Une sirène retentit, il y a le feu au château. Les terres sont en friche, les montagnes s’affaissent, le soleil se lève en retard, le territoire national se rétrécit et se dépeuple. Ne reste plus qu’un millier de vieillards.

Un pleutre occupé à sa lâcheté

Fumée, toussotements du garde (excellent Armand Éloi qui aurait un petit côté Robert Castel !). Il annonce l’arrivée du Roi, (« Vive le Roi ! »), celle de sa Majesté, la Reine Marguerite, première épouse du Roi, suivie de Juliette, femme de ménage et infirmière de Leurs Majestés, celle de sa Majesté, la reine Marie, seconde épouse du Roi (Chloé Berthier), première dans son cœur, enfin celle sa Sommité, monsieur le Médecin du Roi, chirurgien, bactériologue, bourreau et astrologue à la Cour (inquiétant Thomas Cousseau).

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Le Roi qui se meurt est un pleutre tout occupé à sa lâcheté. Pendant plus d’une heure, on assiste à son agonie comique. Il redevient, résigné, un enfant. La mise en scène de Lidon est pleine de trouvailles : le téléphone utilisé par le garde comme celui d’un steward dans un avion en pleines turbulences, la voix samplée de ce même garde, le vieux projecteur de films super 8, etc. L’agonie du Roi - et de son royaume - traverse les étapes du renoncement. Lorsque tout le monde lâche sa Majesté, seule Marguerite, son inébranlable première épouse, reste jusqu’à son dernier souffle. Elle est la loi et le destin. La pièce, à l’origine, avait pour titre La Cérémonie. Nous avons pu, une fois de plus, constater que Béranger Ier, comme Le Roi Lear, est en chacun de nous. L’homme est un roi déchu.

Oh les beaux jours, au Petit Saint-Martin (Paris 10e), jusqu’au 17 janvier 2026. Le roi se meurt, au Théâtre des Gémeaux parisiens (Paris 20e), jusqu’au 6 février 2026.

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