Bernard Charlès : "La science a permis à Franck Gehry de réinventer l’architecture"

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Même si une génération les séparait, ce n’est pas une relation filiale qui les a unis pendant trente ans, mais bien une complicité fraternelle sur fond d’échanges intenses et de créations architecturales audacieuses. A la tête de Dassault Systèmes, Bernard Charlès a suivi de très près les évolutions de Catia, le logiciel de conception 3D révolutionnaire mis au point par l’entreprise dans les années 1980. Il a ainsi accompagné les grands projets de Franck Gehry, tombé amoureux de Catia dès le début de la décennie 1990. Le Guggenheim de Bilbao, la Fondation Louis Vuitton, la tour Gehry à New York… Autant de réalisations complexes que Bernard Charlès évoque pour rendre hommage au génie visionnaire de son allié au long cours disparu le 5 décembre dernier. Entretien.

L'Express : Comment avez-vous rencontré Franck Gehry ?

Bernard Charlès : Notre première vraie rencontre remonte aux années 1990, à Los Angeles, dans son studio, là où tout se faisait. Le projet du Guggenheim de Bilbao était en préparation et je venais rencontrer son équipe technique qui essayait d’utiliser Catia, le logiciel de conception 3D mis au point par Dassault Systèmes. "Je déteste les ordinateurs !" : ce sont les premiers mots que Franck Gehry m’a adressés. Un bon début, non ? (rires) Un peu plus tard, alors que je présentais à son ingénieur ce que nous faisions avec Catia, Franck est revenu vers moi pour me dire : "Je déteste les ordinateurs, mais j’adore votre logiciel". C’est comme ça que nos trente années d’amitié ont commencé.

Sa découverte du logiciel a tout changé pour l’architecte visionnaire qu’il était ?

Oui, absolument, un champ immense de possibilités s’est ouvert à lui. Il a découvert Catia en lisant un article sur la conception du Boeing 777. Les avions étant faits de courbes complexes, il a tout de suite pensé que c’était une piste à explorer pour la construction de bâtiments. A ce moment-là, Franck Gehry travaillait sur un projet de petit musée à Weil am Rhein, en Allemagne, et il a sollicité Dassault Système pour l’aider à élaborer un escalier en arrondi à la courbe parfaite que des dessins en deux dimensions ne pouvaient pas traduire C’est avec cet escalier qu’il a pris conscience que la puissance de notre logiciel pourrait servir ses réalisations à grande échelle. Le Guggenheim de Bilbao a été la première. Après cela, il n’a jamais cessé d’utiliser Catia. Mais il disait toujours que c’était Bilbao qui avait complètement changé sa façon de concevoir en lui permettant de maîtriser l’ensemble d’un projet en s’appuyant sur des paramètres ultraprécis.

Bilbao

Le Guggenheim de Bilbao, première grande construction de Franck Gehry conçue avec Catia.

/ © L. D. / DR

Toutes les phases d’élaboration se passaient donc sur un écran ?

Les constructions de Franck ne pouvaient pas être documentées par des plans papier car elles ne comptaient aucune forme droite. Pour des architectures complexes telles que les siennes, l'ingénierie se double de calculs très poussés. Par exemple, sur la tour de New York [NDLR : achevée en 2010], aucune des fenêtres ne se ressemble, il n'y en a pas deux pareilles. Il a fallu élaborer un programme ultraprécis pour produire chaque élément de la façade et faire en sorte qu’ils tombent juste une fois assemblés.

On pense aussi à la Fondation Louis Vuitton…

La préparation, les phases d’élaboration, les modèles utilisés, la générique… C’est un projet gigantesque et d’une précision inouïe. Quand vous voyez le bâtiment aujourd’hui, vous vous demandez comment un tel édifice, où aucune forme ne se répète, a pu être construit. Cela aurait été impossible à réaliser sans la maîtrise absolue de chaque détail que permet la technologie 3D, tout en gagnant du temps et par conséquent de l’argent. Gehry disait que, grâce à Catia, il pouvait concevoir un bâtiment ultra-sophistiqué au prix d'un bâtiment cubique. Il disait aussi qu’avec le logiciel, Le Corbusier aurait construit la chapelle de Ronchamp en deux fois moins de temps.

Votre relation au long cours n’incarne-t-elle pas cette relation privilégiée entre art et industrie qui, à l’époque, n’allait pas de soi ?

Pour Franck, c’était une alliance révolutionnaire entre l’architecture et la technologie. Il voyait l’industrie et la science comme les médiums d’un savoir-faire, le moyen pour l’art de se réinventer. A Paris ou à Los Angeles, nous échangions pendant des heures autour de cette question qui nous passionnait tous les deux. Il n’en revenait pas qu’avec des octets, on parvienne à faire en sorte que ses visions les plus audacieuses deviennent des œuvres réalisables. Ensemble, on a développé des mathématiques qui n’ont été mises nulle part ailleurs pour lui, et même des techniques qu’on appellerait aujourd’hui de l’intelligence artificielle.

Dites-nous en plus sur ces "mathématiques"…

Il y a, associée à ces formes qui étaient, à l’époque, impossibles à représenter, une théorie mathématique, les NURBS (Non Uniform Rational B-Spline), qui était alors un peu utilisée dans l'aéronautique. Avec les NURBS, nous avons mis au point une représentation du monde qui repose sur ce principe de modélisation par courbes. Nous l’avons d’abord fait pour lui, puis cela a été adopté de manière générale dans l’industrie. Je pense notamment au Poisson de Barcelone. Gehry avait une relation particulière avec ce projet qui faisait écho chez lui à un souvenir d'enfance, et il était toujours très ému chaque fois qu’il m’en parlait.

Quelle réalisation de Franck Gehry a votre préférence ?

Je reste marqué par Bilbao. Il n'y a pas une position à l'intérieur du musée où vous n'êtes pas émerveillé par les vues qu’il offre. Le Guggenheim se visite comme une cathédrale. Mais c'est vrai pour la plupart des constructions de Franck Gehry.

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