Cancers chez les jeunes, rôle des pesticides : les vérités scientifiques de l’épidémiologiste Catherine Hill

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Il n’y a, en France, que deux rapports qui rassemblent en un même endroit les différentes causes du cancer, ces "facteurs de risques" et autres "cancérigènes" qui conduisent au développement de ces terribles grosseurs, responsables de 160 000 décès par an dans l’Hexagone. Sur ces bibles statistiques*, références parmi les références, figurent en bas de chaque volume le nom de "Catherine Hill".

Contactez les principales institutions au sujet de cette pathologie, et elles vous redirigeront vers la chercheuse, personnage central de l’épidémiologie du cancer en France, et pourtant peu connue du grand public, en dehors de quelques plateaux sur les chiffres du Covid-19, durant la crise sanitaire. Dans les années 1980 puis 1990, elle fut pourtant de ceux à qui l’on a confié les premiers rapports officiels sur les effets du tabac, ou sur les conséquences du travail dans le nucléaire. Très vite, elle obtient une stature internationale, publiant en anglais, dans les grandes revues britanniques et américaines, ce qui pour une jeune femme scientifique de l’époque, bouscule les codes.

Désormais chercheuse indépendante après une carrière au centre Gustave Roussy, elle n’a jamais cessé de compiler, trier, hiérarchiser les données médicales, même les 79 bougies soufflées. Une grande partie de ses réflexions vont à présent aux associations de patients, avec qui elle communique régulièrement. C’est ainsi, en partie, qu’est née l’affaire du médicament Levothyrox et de sa nouvelle formule, dont certains effets indésirables ont été minimisés.

Du haut de cette légende, la spécialiste, franchement coriace quand il s’agit de défendre ses positions, n’a qu’un regret : que ses travaux n’aient pas plus participé à vulgariser l’analyse des statistiques dans le grand public. Grande lectrice, elle peste régulièrement contre les erreurs d’interprétation véhiculées dans les médias, puis reprises par les cercles militants. Pour L’Express, Catherine Hill a accepté de revenir sur ce que l’on sait vraiment de l’évolution des cas de cancer en France et comment s’y prendre pour y voir clair. "Il n’y a rien de sorcier," insiste-t-elle. On ne demande qu’à la croire.

L’Express : D’où viennent les confusions récurrentes entre l’évolution du nombre de cancers et l’évolution du risque de cancer ?

Catherine Hill : Ce sont deux informations tout à fait différentes. La plupart des études citées dans la presse portent sur le nombre de cas de cancers détectés. Il s’agit d’une donnée brute, utile pour suivre les besoins en matière de soins. Sur la base de ces données, on peut juger s’il nous faut plus d’hôpitaux, plus de lits, plus de médecins, etc. En revanche, et c’est tout le problème, ce n’est pas un indicateur de risque.

Ces données ne permettent pas de savoir si une personne à un âge donné, disons 50 ans, a un risque plus ou moins grand de développer un cancer qu’une autre du même âge il y a 30 ou 60 ans. Or la plupart des lecteurs interprètent l’augmentation du nombre de cas comme démontrant une augmentation du risque, c’est une erreur.

Comment calculer le risque ?

En France, la population augmente, donc on s’attend à ce que le nombre de cancer augmente lui aussi, mais cela ne veut pas dire que le risque est en hausse. Pour le vérifier, il faut d’abord retrancher les effets démographiques. C’est la clef. On calcule donc un taux pour 100 000 habitants en divisant le nombre de cas par le nombre d’habitants. Mais ce n’est pas tout : la population compte aussi une proportion croissante de personnes âgées, or la fréquence du cancer augmente très fortement avec l’âge. On calcule donc un taux "à âge égal" ou "taux standardisé". Nous n’avons pas d’autre choix que d’utiliser cet indicateur, or ce n’est que rarement celui qui est rapporté dans la conversation publique.

Cet indicateur est-il suffisant pour se faire une idée d’où on en est dans la guerre contre les cancers ?

Non, parce qu’il faut aussi prendre en compte les stratégies de dépistage et de diagnostic. En effet il arrive que l’on détecte une tumeur qui n’aurait jamais posé de problème du vivant de la personne : on parle alors de surdiagnostic. C’est le cas de nombreux cancers de la prostate et de la thyroïde, et de certains cancers du sein. Pour le cancer de la prostate, les recommandations officielles sont de ne pas faire de dépistage systématique dans la population générale parce que le traitement rend une trop grande proportion de patients incontinents et/ou impuissants. Le surdiagnostic augmente le nombre de cas sans modifier la mortalité.

Pour surveiller la fréquence des cancers dans la population, il faut donc prendre en compte un autre indicateur, lui aussi sous forme de taux standardisé : la mortalité. La différence entre les deux indicateurs permet de mesurer la survie après diagnostic. Si la survie est très bonne, le nombre de cas sera beaucoup plus grand que le nombre de morts. Si la survie est très mauvaise, le nombre de cas sera à peine plus grand que le nombre de décès.

Si les taux standardisés d’incidence et de mortalité évoluent dans le même sens comme pour le cancer du poumon chez la femme, car on a à la fois plus de cas et plus de morts, à taille de population égale et à âge égal, alors on est certain que le risque augmente. Mais il y a des cancers dont l’incidence augmente et la mortalité diminue, c’est le cas du cancer du sein chez la femme par exemple. Il est alors difficile de savoir si l’amélioration des traitements explique cette divergence ou s’il y a une part de surdiagnostic.

Y a-t-il d’autres sources de confusion ?

Oui, elles sont très nombreuses ! Les données à l’échelle mondiale ne sont pas nécessairement applicables à la France. Les données sur la souris ne sont pas nécessairement applicables à l’homme… C’est pour cela qu’il faut être extrêmement prudent sur l’analyse des chiffres que l’on voit passer dans la presse.

Que peut-on comprendre des chiffres disponibles en France ?

Pour cela, je vous renvoie à un article scientifique que j’ai écrit et qui vient d’être publié dans le Bulletin du Cancer, une des principales revues en langue française. L’incidence de l’ensemble des cancers, standardisée bien sûr, a augmenté chez les hommes entre 1990 et 2006, puis diminué jusqu’en 2013. Elle est à peu près stable depuis. Pendant ce temps la mortalité a diminué très fortement et très régulièrement. Et si on enlève le cancer de la prostate, l’incidence de l’ensemble des autres cancers diminue un peu ces dernières années.

Si on détaille cancer par cancer chez les hommes, on observe des augmentations à la fois de l’incidence et de la mortalité pour le cancer du pancréas, du rein, du cerveau et le mélanome (une forme de tumeur de la peau), et des diminutions à la fois de l’incidence et de la mortalité pour de nombreux autres cancers, les baisses les plus importantes étant celles de l’incidence et de la mortalité par cancer de l’ensemble bouche, pharynx et œsophage, et de l’estomac.

Chez les femmes, l’incidence augmente et si on enlève le cancer du poumon l’incidence est à peu près constante depuis 2011. La mortalité a diminué régulièrement mais moins fortement que chez les hommes. Dans le détail, on observe des augmentations à la fois de l’incidence et de la mortalité pour le cancer du poumon, du pancréas, du foie, et du cerveau, et des diminutions à la fois de l’incidence et de la mortalité notamment pour les cancers de l’ovaire, de l’estomac et de l’endomètre.

Quels enseignements peut-on tirer de ces évolutions, notamment en termes de prévention ?

Les évolutions très importantes et très différentes chez les hommes et les femmes de l’incidence et de la mortalité par cancer du poumon montrent à quel point la consommation de tabac et d’alcool porte à conséquence. Ce sont des cancérigènes très efficaces : en première approximation les personnes qui fument régulièrement ont un risque de cancer du poumon multiplié par dix par rapport aux non-fumeurs. Et les personnes qui à la fois fument du tabac et boivent de l’alcool de façon régulière peuvent avoir des risques de cancer du pharynx, du larynx et de l’œsophage multipliés par plus de 30 par rapport aux non-buveurs, non-fumeurs.

Quels sont les autres facteurs qui font diminuer la mortalité ?

L’amélioration des traitements joue un rôle dans la diminution de la mortalité mais l’effet global de l’amélioration des traitements est modeste devant l’effet spectaculaire des changements de comportement vis-à-vis du tabac et de l’alcool.

Le débat public tourne principalement autour des résidus de pesticides alimentaires ces dernières années. Que sait-on du poids de ce facteur de risque ?

On sait que certains pesticides, la plupart désormais interdits, sont cancérigènes et ont été la cause de cancers professionnels chez quelques agriculteurs, les différents pesticides causant des cancers différents. Chez les personnes en principe les plus exposées, les risques sont donc réels mais pas très grands. Il n’est alors pas étonnant qu’aucune étude n’arrive à mettre en évidence une augmentation du risque associée à une exposition aux doses bien plus faibles contenues dans les résidus de pesticides de l’alimentation par exemple.

Il est toujours possible qu’un jour on découvre de nouvelles données, mais il est certain que l’attention portée à ce sujet est largement disproportionnée. Il faut bien sûr poursuivre les études scientifiques, mais pour réduire le risque de développer un cancer, je ne pense pas que ce soit le levier le plus efficace.

Il est également souvent rapporté que les cas de cancers "explosent" chez les moins de 40 ans. La presse, ou même certains oncologues, parlent d’épidémies, voire d’un tsunami. Adhérez-vous à cette interprétation ?

Non, loin de là. C’est une question difficile car nous ne disposons pas de suffisamment de données épidémiologiques pour nous faire une idée précise, d’autant que les cas sont rares, ce qui augmente les biais potentiels. Ce qui est sûr, c’est que l’incidence de l’ensemble des cancers augmente chez les jeunes adultes (définis comme âgés de 15 à 39 ans) mais que la mortalité diminue. Si on exclut l’incidence du cancer du sein, l’incidence de l’ensemble des autres cancers n’augmente plus chez les femmes depuis 2013, et si on exclut l’incidence du cancer du testicule (le plus fréquent des cancers à ces âges), l’incidence de l’ensemble des autres cancers diminue chez les hommes aussi depuis 2013. Les évolutions de l’incidence de la plupart des localisations ne sont pas spécifiques à la population de 15 à 39 ans. Les exceptions les plus notables sont le cancer colorectal dont l’incidence n’augmente que dans la population de 15 à 39 ans, et le mélanome et le cancer du poumon dont les incidences ne diminuent (respectivement depuis 2010 et 2005) que dans cette population. Les mots d’épidémie, d’explosion, ou de tsunami ne conviennent certainement pas.

*Les causes du cancer en France, Académie nationale de médecine, Académie des sciences, Institut de France, Centre international de recherche sur le cancer (OMS), fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, avec le concours de l’Institut national du cancer et de l’Institut national de veille sanitaire, 2000 et Les cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France métropolitaine, Centre international de Recherche sur le Cancer, 2018.

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