Il fut un temps où les civilisations « chutaient ». Désormais, elles « s’effondrent. » Si ce mot, traduction de l’anglais to collapse, est passé en français pour qualifier le destin des sociétés anciennes, on le doit en bonne partie à Jared Diamond. Cet universitaire états-unien, professeur au département de géographie de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), ne fut pas le premier à aborder le sujet : dès 1988 notamment, l’historien et anthropologue Joseph Tainter publiait The Collapse of Complex Societies, un livre pionnier qui marqua le milieu de la recherche. Pourtant, avec la première parution en 2005 (en anglais) de son best-seller Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (140 000 exemplaires vendus rien qu’en France), Jared Diamond est parvenu à sortir du sérail académique pour passionner le grand public avec cette question, et cela alors qu’il n’était aucunement expert du sujet – biologiste et géographe de formation, il n’a pas de compétences professionnelles en archéologie. Refusant les explications monocausales, l’essayiste entreprenait de démontrer, pour une sélection de sociétés, que le déclin s’explique toujours par l’action combinée de cinq facteurs possibles : les dommages infligés à l’environnement ; un changement climatique ; un conflit avec un peuple voisin ; la trop grande dépendance à l’égard de produits commerciaux ; et, enfin, des réponses sociétales inadaptées.
Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Jared diamond, 2005.
Tout comme le livre qui l’a précédé titré De l’origine des inégalités, Effondrement reçut dès sa sortie une volée de bois vert de la part des spécialistes du passé. En 2010, ces derniers rassemblaient leurs critiques dans un livre dérivé d’un colloque, Questioning Collapse, non traduit en français. Vingt ans après, alors que la recherche a progressé sur tous les fronts, comment doit-on lire Jared Diamond ? C’est la question que nous nous sommes posée. À défaut, faute de place, de pouvoir passer en revue l’ensemble des cultures sur lesquelles il a disserté, nous avons recueilli la parole de spécialistes sur deux de ses sujets emblématiques, la colonie « viking » du Groenland, et les Mayas. Pourquoi emblématiques ? Parce que, de son propre aveu, les analyses consacrées au Groenland sont « les plus détaillées » de tout l’ouvrage. Et parce que, à la différence des autres sociétés en général de petite taille qu’il a analysées (celle de l’île de Pâques, les Anasazis des États-Unis, etc.), les Mayas vivaient dans « l’une des sociétés les plus avancées de leur temps ». Passer au crible ces deux « cas cliniques », c’est évaluer le cœur même du legs de Jared Diamond.
Le premier des cinq facteurs considérés par Jared Diamond, qu’il considère souvent comme le plus important, concerne les dommages causés à l’environnement. Il accuse les « Vikings » du Groenland d’avoir, entre le XIe et le XVe siècle, pratiqué déforestation et exploitation excessive des sols. Lessivée, la terre arable aurait fini dans les lacs, privant les colons d’une ressource rare.
Émilie Gauthier : Ces activités et cette érosion, notre équipe a essayé de les reconstituer à l’aide des carottes de sédiment prélevées dans les lacs : de ces archives, on peut extraire les microrestes qui se sont accumulés au cours du temps (pollens, algues, etc.) et accéder ainsi à la mémoire du bassin-versant. Nous avons beaucoup travaillé à Igaliku, dans le sud du Groenland. Au Moyen Âge, cela correspondait au site de Garðar, le plus important, celui où vivait l’évêque et où se trouvaient, selon les sources historiques, les troupeaux les plus fournis. En réalité, l’érosion est modérée et correspond à une agriculture dite « de conservation des sols », un modèle prôné aujourd’hui car jugé vertueux. On est donc assez loin des dommages que Jared Diamond prête aux « Vikings », qu’il est d’ailleurs plus juste d’appeler Norrois .
Le principal facteur d’érosion est le piétinement des moutons et donc le surpâturage. Jared Diamond ajoute qu’à partir de 1924, lorsque le gouvernement danois a réintroduit les ovins, « la même série de changements réapparut à l’identique ». Il se trompe. Jusque dans les années 1960-1970, l’érosion des sols est très modérée, comparable à celle de la période norroise, mais ensuite, avec l’utilisation des tracteurs, elle a atteint des pics 2,5 fois supérieurs à ceux de l’époque norroise. En fait, que l’on scrute les sédiments, les pollens, les marqueurs fécaux ou les isotopes de l’azote (15N), tous les indicateurs racontent la même histoire. Les colons arrivent d’Islande un peu avant l’an 1000, on le voit très bien à Igaliku. Progressivement, ils défrichent les forêts de bouleaux. On voit arriver les plantes non indigènes comme l’oseille ou les pissenlits ainsi que le bétail grâce aux marqueurs de pastoralisme comme les spores de champignons coprophiles et l’acide biliaire. L’érosion des sols va effectivement croître. Puis entre 1250 et 1300, tout s’arrête d’un seul coup : plus de traces d’érosion ni d’agriculture. Nous sommes quand même un siècle et demi avant leur départ définitif. Pourtant, l’archéologie de l’habitat ne laisse aucun doute, ils sont bien là. Il s’est donc passé quelque chose.
Jared Diamond pointe un changement climatique.
Émilie Gauthier : C’est l’explication la plus facile. Les Norrois sont arrivés à l’époque de l’Optimum climatique médiéval . Assez vite, ils sont entrés dans le Petit Âge glaciaire . L’élevage et l’hivernage des moutons et des chèvres s’est compliqué, car pour les nourrir durant les longs mois d’hiver il fallait de grosses réserves de foin. Le changement climatique ne permettait plus de faire pousser assez de fourrage, si bien que les Norrois ont cessé l’élevage tel qu’ils le pratiquaient en Scandinavie. La proportion d’animaux domestiques diminue beaucoup à partir de la fin du XIIIe siècle. Comme l’attestent les restes trouvés dans les maisons ainsi que l’analyse du carbone 13 (13C) dans les ossements extraits des cimetières, le régime alimentaire change, les Norrois s’adaptent et se mettent à manger plus de phoques. Et du caribou.
Concernant les Mayas, en s’appuyant beaucoup sur un exemple unique, la cité de Copán, Jared Diamond décrit un effondrement où s’entremêlent surpopulation, érosion des sols et agriculture trop peu productive.
Chloé Andrieu : Il y consacre… trois pages ! C’est typique d’une incontestable mauvaise foi. Jared Diamond aime uniformiser pour mieux sortir ses grandes punchlines. Dans le cas maya, il est particulièrement difficile de généraliser, tant ces sociétés sont hétérogènes. C’est d’ailleurs ce qui fait que, nous, archéologues, avons du mal à comprendre puisque ces « effondrements » ne se déroulent pas de la même manière d’une cité à l’autre, avec des rythmes différents, une diversité environnementale et climatique énorme sur ce territoire où la pluviométrie est faible au nord du Yucatán et forte dans les Basses Terres du Sud. Cette variété, on ne peut s’en rendre compte qu’en venant sur place – un effort que Jared Diamond n’a pas fait. Elle implique qu’une même sécheresse ne va pas avoir les mêmes impacts, et surtout qu’on n’aura jamais les mêmes sécheresses partout. Avec son emplacement en zone montagneuse, Copán est très particulière. Difficile donc d’en faire un cas type pour expliquer le processus dans toute la région. D’autant que des analyses polliniques plus récentes semblent contredire les données sur lesquelles s’appuie Diamond, et montrent que la région alentour n’était pas déforestée au IXe siècle.
L’hétérogénéité vaut aussi pour l’agriculture. Les systèmes agricoles mayas étaient très adaptés à leur milieu ; ce n’est pas pour rien qu’ils ont pu nourrir des millions de personnes dans des régions où, aujourd’hui, on peine à y parvenir avec l’agriculture sur brûlis. Le maïs était cultivé de manière extrêmement intelligente, adaptée au climat tropical, dans un système appelé la milpa où chaque espèce nourrit l’autre. Ce procédé, commun à toute la Mésoamérique, est encore largement pratiqué de nos jours. Le haricot procure le nitrate nécessaire au maïs. Eux-mêmes profitent de l’ombre d’arbres fruitiers, avec du piment et des courges. C’est une véritable agroécologie !
Dans les Basses Terres centrales, c’est une agriculture de champs surélevés qui prévalait. Dans ces régions, très humides une partie de l’année et sèches le reste du temps, on drainait les marécages de façon à pouvoir les irriguer quand il n’y avait pas assez d’eau, et les assécher quand il y en avait trop – Jared Diamond en parle, d’ailleurs. Depuis que les lidars lisent le relief depuis le ciel, on observe qu’une grande partie de l’arrière-pays autour des cités était quadrillée de ces canaux. Cela implique une gestion du territoire et de l’agriculture très raisonnée, sur une grande échelle, et centralisée. Contrairement à l’assertion de Diamond, ces techniques, d’une grande efficacité, permettaient des rendements importants.
Une population trop forte, ou à l’inverse trop faible, peut-elle mettre une société en péril ?
Émilie Gauthier : Pour les Norrois, Jared Diamond parle de 5 000 individus sur les deux grands établissements du Groenland, celui dit « de l’Ouest » et celui dit « de l’Est » – qui est en réalité au sud, autour de Garðar. C’est très exagéré. Anthropologues et archéologues se sont essayés à la paléodémographie en se fondant soit sur les fouilles des cimetières soit sur le nombre des habitats mis au jour. Dans tous les cas, on n’arrive pas à plus de 2 000 personnes au pic. Une éventuelle réduction de la population est difficile à mettre en évidence : il y a des corps dans les cimetières jusqu’à l’abandon. Et on trouve relativement peu de restes dans les maisons.
Le dernier document écrit faisant référence à la présence des Norrois au Groenland est un acte de mariage dans l’église de Hvalsey, en 1407.
© Émilie GauthierChloé Andrieu : C’est incontestable, il y a une augmentation de la population maya à l’époque classique . Toutefois le niveau précis est toujours difficile à estimer car les Mayas vivaient en patios regroupant plusieurs édifices autour d’une cour, mais chaque édifice n’hébergeait pas nécessairement une famille, certains, par exemple, servaient de cuisine. Par conséquent, les calculs consistant à multiplier le nombre de maison par quatre (famille nucléaire) sont nécessairement surévalués. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le plan d’un site est un palimpseste de plusieurs siècles d’occupation. Si on utilise le nombre d’occupants maximum pour chaque structure et que l’on considère que l’ensemble des maisons est occupé au même moment, on atteint en effet des densités pharaoniques, mais elles ne correspondent pas à la réalité.
Jared Diamond, et c’est son deuxième facteur, considère qu’à un moment ou à un autre, un changement climatique vient peser sur les sociétés.
Chloé Andrieu : Aucun archéologue sérieux ne peut nier la corrélation entre les sécheresses et la crise majeure que traversent ces sociétés à ce moment-là. Mais Jared Diamond passe à côté d’un détail : les sécheresses commencent après les premiers abandons de cité. Dès 760, à Dos Pilas, l’abandon est radical, la cité ne sera jamais réoccupée. Dans l’actuel Guatemala, Cancuén, que j’étudie, est abandonnée à son tour vers 800. Dans les années qui suivent, c’est toute la région alentour, le Petexbatún, qui est désertée. Or les premières sécheresses documentées pour le moment commencent vraiment à partir de 800-810, et la plus sévère arrive même bien plus tard, au XIe siècle. Récemment, l’analyse de stalagmites de grottes au nord-ouest du Yucatán a révélé qu’entre 871 et 1021 de notre ère, huit sécheresses ont affecté la saison humide pendant au moins trois ans, la plus longue ayant duré treize ans. Bref, si les sécheresses sont un élément majeur des crises, elles n’en sont pas leur cause première, puisqu’elles sont postérieures aux premiers abandons. N’étant pas historien, Jared Diamond ne rentre pas dans le détail des chronologies et c’est dommage.
Émilie Gauthier : Comme je l’ai déjà indiqué, un changement climatique survient au Groenland entre 1250 et 1300. L’entrée dans le Petit Âge glaciaire signifie-t-elle, comme on peut s’y attendre, qu’il y fait plus froid ? Pas forcément. Une étude toute récente indique que le climat se serait davantage asséché que refroidi. À Igaliku, des canaux d’irrigation ont été retrouvés, preuve qu’il y avait des périodes sèches. La situation météorologique en fond de fjord rend les précipitations plus rares. Pour les fermes qui s’y trouvaient, le climat était à la fois plus chaud et plus sec, ce que j’ai bien expérimenté sur place. Elia Roulé, qui vient d’achever sa thèse sous ma direction, a analysé les sédiments d’un petit lac au bord duquel se trouvait un modeste établissement norrois, que nous avions carotté en 2007. Elle a analysé les grains de pollen mais aussi les microcharbons en lien avec ce que nous appelons « le signal incendie », qu’il soit naturel ou anthropique. Des épisodes de feux deviennent récurrents à partir du Petit Âge glaciaire et persistent après le départ des Norrois, suggérant une origine plutôt naturelle, à l’image de ce qui se produit au Canada aujourd’hui où une majorité de feux sont allumés par la foudre sur une végétation asséchée.
Autre facteur important mis en avant par Jared Diamond : les réponses sociétales inadaptées aux problèmes de fond, en particulier de la part des élites. Dans le cas maya, il désigne l’aristocratie et sa quête de pouvoir à court terme, au prix de guerres épuisantes.
Chloé Andrieu : Dans sa grille de lecture type des phénomènes d’effondrement, on croise toujours les mêmes causes majeures : une augmentation démographique entraînant un écocide, suivi d’une mauvaise gestion par les gouvernants accélérant la chute du système tout entier. Il croit reconnaître tous ces éléments dans le cas maya, qu’il désigne d’ailleurs comme le « collapse le plus pur ». Certes, l’augmentation des guerres est sans doute un facteur de la chute des cités de l’époque classique, mais le lien entre la baisse des ressources et l’augmentation des guerres n’est pas du tout évident. Les guerres mayas étaient très ritualisées et se traduisaient assez rarement par la prise d’un territoire, dont le gouvernant restait même souvent en place. En fait, Diamond n’aborde jamais les sociétés qu’il examine avec un œil d’anthropologue. Il omet de prendre en compte le fait que le roi, pendant toute l’époque classique, était comme un dieu. Il avait des fonctions religieuses majeures. De lui dépendait l’organisation du cosmos. Le monde maya, et même mésoaméricain en général, devait être sans cesse réalimenté par des rituels pour maintenir l’ordre cosmique. Il y a une idée de fragilité inhérente de l’ordre des choses qui implique un soin constant du temps, de l’environnement, des dieux, des forces invisibles, notamment par le biais de sacrifices. L’adhésion populaire autour de ces pratiques était réelle. Cette représentation du monde a donné lieu à la magnificence de la culture matérielle de l’époque classique, celle-là même dont Diamond regrette l’effondrement.
Et les Norrois ? Jared Diamond juge que les chefs de clans et le clergé, à l’occasion des rares approvisionnements par bateaux, ont privilégié l’importation de biens de luxe, comme des cloches ou… du vin de messe, plutôt que du bois utile à la collectivité, dont ils manquaient cruellement.
Émilie Gauthier : Tout cela est bien difficile à déterminer. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de bois au Groenland, juste quelques bouleaux. Une étude récente sur les objets en bois a montré qu’on n’avait peu importé ce matériau depuis l’Europe. Mais les ressources en bois flotté suffisaient. Quand on se déplace en bateau aujourd’hui, il est fréquent d’arriver sur des plages couvertes de troncs d’arbres déposés par la mer et venus de Sibérie (ou d’ailleurs). Souvent, c’est du pin et certains ont des troncs énormes. Je pense qu’ils avaient largement de quoi faire avec ça, sachant qu’ils utilisaient aussi la pierre et surtout la tourbe, pour construire des maisons, à l’image de ce qu’on trouvait en Islande.
Autre signe d’inadaptation : selon Jared Diamond, les Norrois du Groenland auraient développé un tabou les empêchant de consommer du poisson…
Émilie Gauthier : Quand on étudie les dépotoirs alimentaires, en effet, on ne trouve pas de restes de poisson, alors qu’en Islande ils sont abondants. Jared Diamond en conclut que les Norrois ne pêchaient pas. Depuis le début, je suis très prudente avec cette affirmation car les squelettes de ces animaux ne se conservent pas dans les sols acides. Cela dépend aussi du mode de pêche : aujourd’hui, les Inuits prélèvent souvent les chairs en mer et rejettent les carcasses à l’eau. Au Groenland, les fjords sont si poissonneux qu’en dix minutes et sans expérience vous sortez cinq ou six ombles arctiques. Et je ne vous parle pas des capelans, des petits poissons qui fraient par millions le long des fjords au printemps. Vous passez avec une épuisette, vous les faites sécher au soleil et vous les mangez entiers. Ça ne laisse pas d’arêtes. Récemment une étude sur l’ADN sédimentaire effectuée sur des dépotoirs norrois a livré des résultats qui vont dans ce sens : on a retrouvé de l’ADN de capelans et d’ombles arctiques.
Jared Diamond semble avoir un penchant « doomiste » pour les fins violentes. Au Groenland, à Garðar, il imagine des scènes, écrit-il, dignes des émeutes de 1991 à Los Angeles, les derniers Norrois étant si affamés qu’ils auraient mangé jusqu’aux sabots des vaches…
Émilie Gauthier : On n’a pas retrouvé de corps dans les maisons, à une seule exception près dans l’établissement de l’Ouest, où les résidents avaient mangé tout ce qu’ils avaient sous la main, y compris le chien et le veau. Dans ce qui devait être la chambre, on a trouvé des mouches, preuve possible qu’il y a eu des cadavres. Les autres corps ont pu être inhumés par des colons de passage. C’est sans doute un hiver qui s’est mal terminé. Pour le reste, jusqu’à la fin, on retrouve dans les cimetières des individus qui étaient plutôt en bonne santé.
En somme, l’archéologie ne repère aucun signe d’apocalypse. À partir de 1250-1300, il est probable que les Norrois commencent à revenir progressivement en Islande et en Europe. Ce dépeuplement ne se produit pas d’un seul coup, il est à la fois progressif et plurifactoriel. Je l’ai dit, il leur faut changer de régime alimentaire. En parallèle, une de leurs grandes ressources, l’ivoire de morse qu’ils exportent vers la Scandinavie, subit la concurrence de l’ivoire d’éléphant africain, alors même qu’avec le Petit Âge glaciaire les conditions de navigation se compliquent. Et puis il y a la Grande Peste qui ravage l’Europe à partir du XIVe siècle. Souvenons-nous que si les Norrois ont quitté la Norvège pour les îles Britanniques, l’Islande, puis le Groenland, c’est en bonne partie parce que les terres cultivables étaient devenues rares. Avec la saignée démographique en Europe causée par la pandémie, il y a davantage de place au pays. Climat, commerce, maladie… les colons ne vont pas insister. Dans l’établissement de l’Ouest, les sources nous disent qu’un bateau est passé en 1350, sans croiser aucun humain. Dans l’établissement de l’Est, le dernier document à notre disposition est un mariage en 1408. Vers 1450, on estime que les derniers Norrois sont partis.
Parmi les cinq facteurs possibles évoqués dans « Effondrement » figurent les rivalités avec des voisins. Au Groenland, il voit d’ailleurs dans les affrontements avec les Inuits une cause majeure de l’échec norrois.
Émilie Gauthier : Pourtant, on n’a découvert aucune trace archéologique d’affrontements ou de morts violentes. Récemment, à l’extrême sud de l’établissement de l’Est, dans un endroit où débarquaient sans doute les bateaux venus d’Europe, ont été fouillés plusieurs sites attribués à la culture de Thulé, les ancêtres directs des Inuits, contemporains des Norrois. Ces deux communautés ont sans doute cohabité, même si les échanges sont difficiles à démontrer.
Jared Diamond a envisagé un effondrement de la démographie maya, dans la région du Péten, avec famines massives et populations conduites à s’entretuer. Ces Mayas du Sud n’auraient pas réussi à trouver refuge dans le Nord.
Chloé Andrieu : La baisse démographique dans le Péten, cœur historique de la civilisation classique, est en effet radicale, même si elle est beaucoup plus progressive que Jared Diamond ne le laisse entendre. En revanche, il passe sous silence le fait que les villes du Nord connaissent une poussée démographique dès 700, ce qu’on appelle le phénomène puuc. La grande cité de Chichén Itzá, sans doute le site le plus visité par les touristes aujourd’hui, connaît même son apogée vers 900-1000. Jared Diamond oublie aussi qu’à la période suivante, appelée le « Postclassique », de grandes cités vont aussi prospérer dans les montagnes au sud du Péten, dans l’actuel Guatemala.
Ruines de la cité Maya de Becan (Mexique)
© Chloé AndrieuJe pense notamment à Iximché, capitale du royaume kaqchikel, ou encore à Q’umarkaj, capitale du royaume quiché, qui sont encore visitables de nos jours. Pour ces deux sites, on dispose d’une grande quantité de textes historiques, côté espagnol comme maya, car, assez vite après la conquête, les élites locales ont appris l’alphabet latin pour établir leurs propres versions des faits. Ces grands royaumes seront ceux qui combattront (et parfois s’allieront avec) les colonisateurs au XVIe siècle. Bref, si les Basses Terres centrales sont en effet dépeuplées à partir du IXe siècle, le Nord et le Sud ont donc, au contraire, gagné en population. Jared Diamond oublie aussi de rappeler que les Basses Terres centrales ont même été progressivement réinvesties. C’est d’ailleurs là que s’est développé le dernier État maya, qui a résisté à l’envahisseur espagnol jusqu’en… 1697 !
« Effondrement » n’en a pas moins vulgarisé l’idée d’un effondrement maya à l’âge classique, qui outre une baisse démographique, se caractérise par la fin des institutions, de l’architecture ou encore des calendriers.
Chloé Andrieu : C’est tout simplement faux. Encore une fois, si on prend Chichén Itzá qui est l’exemple de la grande cité du Nord, l’usage des calendriers s’y maintient (certains d’entre eux sont même encore pratiqués aujourd’hui dans les hautes terres du Guatemala !). L’écriture a perduré jusqu’au XVIIe siècle, on le sait par les prêtres de l’Inquisition qui la traquaient. Quant aux institutions… on conserve des systèmes étatiques pendant tout le Postclassique. Cette période voit même se développer des villes qui sont davantage centralisées, plus militarisées, capables d’échanger commercialement sur de plus longues distances. Après l’an 800, la royauté se perpétue en évoluant. On ne parle plus de K’uhul Ajaw, « roi sacré », mais de Halach Uinik, en tout cas dans le Nord, ce qui veut dire « homme véritable ». L’art n’est plus du tout orienté sur une personne. On envisage plutôt un système avec des grands lignages, et un roi considéré comme le premier parmi ces grandes maisons.
Ce qui s’effondre en fait au IXe siècle, c’est le système politique de la royauté sacrée, qui périclite avec tout ce qui l’accompagne : un certain type de villes, un certain type de représentation, certaines manifestations religieuses où le roi est une figure centrale. Certaines formes d’art aussi, que nous jugeons chatoyantes et qui nous fascine, mais qui sont sans doute révélatrices de la fragilité structurelle de ces petites cités-États. Elles reposaient sur un pouvoir extrêmement fragile, où le roi devait sans cesse réaffirmer son droit d’être sur place par une profusion de manifestations de pouvoir et de prestige. Cette course en avant conduit à une espèce d’augmentation délirante : de guerres, de constructions, de rituels en l’honneur du roi. Contrairement à ce que suggère Diamond, ce n’est pas la succession de facteurs types (démographie, écocide, réponse inadaptée, etc.) qui serait venue à bout d’une civilisation tout entière, mais plutôt un système politique bien particulier qui portait en lui sa propre fin. Et la chute de ce système ne marque pas la fin des sociétés mayas, puisque d’autres villes, d’autres États, ont été fondés aux époques suivantes. En définitive, avec les Mayas plus encore qu’avec d’autres sociétés, Jared Diamond a caricaturé des défauts d’un raisonnement qui s’était déjà largement propagé, même en dehors du monde académique, un peu comme une maladie. Il a fini de gommer leur complexité. Depuis, on ne cesse de les citer comme victimes d’un cas type d’effondrement lié au climat et à la dégradation de l’environnement qui les aurait conduits à disparaître, et cela alors même qu’ils sont aujourd’hui encore six millions à parler vingt-neuf langues. C’est infiniment regrettable.

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