Karsten Friis : "Si Poutine obtient gain de cause, un effet domino dévastateur s’abattra sur l’Europe"

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Le 18 décembre prochain pourrait bien être le sommet de la dernière chance pour l’Ukraine. Alors que l’aide militaire européenne pour Kiev est en forte baisse et peine à compenser le retrait américain, les Vingt-Sept, en lien avec le Royaume-Uni, doivent tenter de redresser la barre. Le tout sous l’œil de Donald Trump qui se fait de plus en plus pressant pour que l’Ukraine accepte son plan de "paix", tandis que Vladimir Poutine se frotte les mains. Si les Européens ne s’engagent pas davantage dès maintenant, la facture sera bien plus lourde en cas de victoire russe. C’est la conclusion d’un rapport publié il y a quelques semaines par Corisk, cabinet spécialisé dans l’évaluation des risques géopolitiques, et des experts norvégiens de premier plan. Selon leurs estimations, "la poursuite du soutien actuel à l’Ukraine favorisera progressivement une victoire russe, ce qui coûtera deux fois plus cher à l’Europe que de permettre à l’Ukraine d’obtenir la supériorité militaire et de contraindre la Russie à une paix durable."

Montée du populisme, polarisation politique, pression budgétaire, afflux de réfugiés, effondrement du pouvoir ukrainien… Karsten Friis, co-auteur du rapport et professeur au sein du Norwegian Institute of International Affairs passe en revue les conséquences cataclysmiques d’une éventuelle victoire russe en Ukraine, en l’absence d’une réponse européenne structurée. S’il ne cache pas son pessimisme - "Nous sommes dans une phase historique de basculement." - il propose néanmoins une feuille de route stratégique pour éviter le pire. Entretien.

L’Express : Votre rapport indique que si la Russie remportait une victoire militaire ou contraignait l’Ukraine à accepter des conditions de paix qui garantissent les intérêts clés de la Russie, cela coûterait deux fois plus cher à l’Europe qu’un succès ukrainien. Soit de 1 205 à 1 633 milliards d’euros sur une période de quatre ans. Comment êtes-vous parvenus à cette conclusion ?

Karsten Friis : Il s’agit d’une approche de calcul dite "par le bas" (bottom-up), fondée sur des données précises. Cela ne signifie pas que nous pensons que les choses se dérouleront exactement de cette manière, mais ces projections reposent sur un certain nombre d’hypothèses. Par exemple, une victoire russe impliquerait des avancées militaires significatives et une prise de territoires plus vaste, ce qui entraînerait nécessairement un afflux plus important de réfugiés à travers l’Europe. C’est d’ailleurs là que se concentrerait l’essentiel des dépenses avec une estimation allant de 6 à 10 millions de réfugiés.

Autre hypothèse : si la Russie parvient à occuper une large portion du territoire ukrainien, cela représenterait un danger accru pour les États baltes, en raison de leur passé soviétique et de leur vulnérabilité stratégique. D’un point de vue militaire, on considère généralement qu’il faut mobiliser au moins 50 % des effectifs de l’adversaire pour lui faire face, ainsi qu’un stock suffisant de matériel de remplacement. On ne peut se contenter d’un seul jeu de chars ou de pièces d’artillerie : il faut prévoir des systèmes de rechange pour compenser les pertes des premières semaines de conflit. Il s’agit d’une évaluation classique de type "état-major", basée sur des critères militaires conventionnels. Notre analyse repose donc sur deux éléments clés : le nombre probable de réfugiés et l’urgence de renforcer la capacité de dissuasion en Europe.

En cas de victoire russe, "une vague migratoire de 6 à 11 millions de réfugiés ukrainiens serait attendue, entraînant des coûts estimés entre 524 et 952 milliards d’euros sur quatre ans", chiffre le rapport. Selon vous, "les coûts économiques, sociaux et politiques d’un tel développement seraient énormes".

Oui. Rien que la question des réfugiés, représente déjà en soi une lourde charge économique, indépendamment des considérations politiques comme le fait que cela pourrait évidemment alimenter le populisme. Actuellement, il y a environ 5 millions de réfugiés ukrainiens à travers l’Europe. Nous estimons qu’il pourrait y avoir jusqu’à 11 millions de nouveaux réfugiés en cas d’aggravation du conflit. Ce ne sont que des estimations, mais elles permettent de modéliser les scénarios possibles. En Europe, il existe une base de calcul approximative de 25 000 euros par réfugié et par an. Bien sûr, ce coût diminue légèrement à mesure que les réfugiés trouvent un emploi, mais pas de manière significative, car l’intégration sur le marché du travail prend du temps. Les Européens se sont engagés à consacrer 3,5 % du PIB à la défense. En théorie, ces ressources sont déjà intégrées dans les programmations budgétaires nationales, mais il faudrait alors sans doute les mobiliser plus tôt que prévu. Accueillir des millions de nouveaux réfugiés constituerait ainsi un fardeau très difficile à gérer.

Sur un plan plus politique, une Russie victorieuse et renforcée dans sa confiance représenterait un risque pour l’Europe, avec un potentiel de déstabilisation des États membres, ce qui aurait également des conséquences économiques négatives. Ce serait le dernier clou dans le cercueil de la démocratie libérale prise en étau entre les pressions sécuritaires venues des États-Unis, via leur Stratégie de sécurité nationale, et celles exercées par la Russie, de l’autre côté. C’est, à mes yeux, un moment décisif pour l’Europe. Vous allez dire que c’est un cliché, mais je pense sincèrement que nous sommes dans une phase historique de basculement.

La Stratégie de sécurité nationale (NSS) dévoilée le 5 décembre par la Maison-Blanche ne doit-elle pas servir d’électrochoc pour les Européens ?

Le véritable scandale, c’est que l’Europe fasse l’objet de critiques répétées, notamment sur la liberté d’expression, sans qu’un mot ne soit prononcé sur la menace que représente la Russie. C’est à la fois honteux et absurde. On relève au passage des erreurs empiriques flagrantes, des généralisations hâtives sur la situation européenne. Beaucoup de ces évaluations semblent étranges, surtout dans le cadre d’une stratégie de sécurité nationale, ce n’est pas habituel. On retrouve un ton très proche de celui de J.D. Vance à Munich, avec une rhétorique ambiguë. Il faudra voir ce que cela signifie concrètement, car ce type de document ne se traduit pas toujours par des actions effectives. Mais c’est une raison de plus pour que l’Europe se réveille, qu’elle agisse de manière plus unie, et qu’elle cherche à obtenir des résultats stratégiques concrets.

En cas de victoire en Ukraine, la Russie sera en mesure de diriger des menaces contre la Moldavie, les États baltes ou la région nordique, alerte le rapport. Que faut-il comprendre par-là exactement ?

Il paraît peu vraisemblable que la Russie puisse démobiliser l’ensemble de ses forces armées du jour au lendemain. Un certain niveau d’engagement militaire devra être maintenu. Mais si aucun théâtre d’opérations ne se présente en Ukraine, ces forces pourraient tout à fait être redéployées ailleurs. D’autre part, la Russie ne se limite pas à une posture militaire : elle développe également un discours idéologique présentant l’Europe à la fois comme une menace et comme un ensemble faible, une contradiction presque schizophrénique. On a pu observer l’évolution de la manière dont les Ukrainiens sont perçus dans la rhétorique russe au fil du temps. Rien n’exclut que ce narratif évolue encore, au point d’affirmer que les populations russophones vivant en Estonie ou dans les pays baltes seraient menacées. Si la Russie estime disposer d’une supériorité militaire claire sur ses voisins, pourquoi ne poursuivrait-elle pas sa stratégie d’expansion, surtout dans un contexte où l’Otan apparaîtrait affaiblie ou désorganisée ? Le rôle des États-Unis est évidemment un facteur déterminant dans ce type d’évaluation. Et plus l’Otan est faible, plus la tentation pour la Russie d’utiliser la force militaire sera grande.

Les conséquences politiques — une sorte d’effet domino — pourraient être dévastatrices pour l’équilibre actuel en Europe

Nous savons qu’en Moldavie, ils sont déjà lourdement intervenus lors des élections, alors pourquoi ne le feraient-ils pas militairement puisqu’ils ont déjà des troupes en Transnistrie. Mais tout dépend du scénario militaire en Ukraine. Si la Russie parvenait à prendre le sud de l’Ukraine, établissant ainsi un couloir terrestre direct, alors oui, évidemment, cela changerait la donne. Mais je ne pense pas que ce soit très réaliste. Il est plus probable qu’elle tente une poussée vers le centre de l’Ukraine. Donc, sur le plan politique, la Moldavie est vulnérable, mais d’un point de vue militaire opérationnel, cela me paraît moins simple. En revanche, les États baltes sont plus exposés : les troupes russes peuvent y être déployées rapidement en passant par la Biélorussie.

La menace russe resterait-elle confinée à un nombre limité de pays européens ?

Cette menace touchera l’Europe dans son ensemble. Nous formons une économie intégrée, et chaque pays européen, à sa manière, est confronté à des difficultés et des interdépendances. Cette guerre a une importance stratégique pour tous, et il est donc difficile d’établir une distinction claire entre les grands pays. Cela dit, certains ressentiront les effets plus directement que d’autres. Comme la Pologne, qui a déjà accueilli environ deux millions de réfugiés, est confrontée à des conséquences à la fois politiques et économiques majeures. L’Allemagne suit de près, et elle compte des partis politiques prêts à exploiter cette situation à des fins électorales. Ces pays, les plus proches du conflit, en ressentiront évidemment l’impact de manière plus marquée. D’autres pays, comme le Portugal, seront sans doute moins touchés directement. Mais si la situation économique de l’Europe se détériore, ils en subiront également les conséquences.

Une des conséquences possibles de la guerre menée par la Russie, combinée à l’arrivée de millions de nouveaux réfugiés, serait selon vous une reconfiguration politique en Europe.

Oui. Comme je vous le disais, dans un tel scénario, des pays comme la Pologne subiraient sans doute des répercussions politiques importantes. En Allemagne, il y a l’AfD. En France, le RN. Au Royaume-Uni, Nigel Farage continue d’exercer une influence. Et bien entendu, il y a déjà l’Autriche, la Hongrie, la Serbie, et d’autres pays dans cette dynamique. Les conséquences politiques — une sorte d’effet domino — pourraient être dévastatrices pour l’équilibre actuel en Europe. Cela ne marquerait pas forcément la fin de l’Europe et tous les dominos ne tomberont peut-être pas, mais l’Europe qui en résulterait serait très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Et plus encore, les événements politiques sont étroitement liés aux relations internationales. Si une victoire russe favorise une résurgence de l’extrême droite en Europe, le vice-président américain J.D. Vance applaudira. Ces mouvements pourraient recevoir un soutien venu des États-Unis et la politique libérale et centriste traditionnelle en Europe serait soumise à une double pression : interne, avec la montée des forces populistes, et externe, avec un appui politique venu d’outre-Atlantique. C’est un scénario crédible.

D’autant que l’Europe apparaît divisée quant aux moyens de soutenir l’Ukraine. L’hypothèse d’un "prêt de réparation" de quelque 137 milliards d’euros à Kiev, garanti par les avoirs russes gelés, suscite ainsi une vive opposition de la Belgique (Euroclear, une société belge détenant la majeure partie de ces fonds)…

L’une des préoccupations exprimées par la Belgique est la crainte de poursuites juridiques futures, et cela peut s’entendre. Mais ces avoirs gelés constituent l’unique levier sérieux que nous possédons encore. Si l’Europe échoue sur ce dossier, elle perd son principal levier stratégique. Nous serons alors réduits au rôle de spectateurs, assistant à une forme de capitulation diplomatique, où l’Ukraine serait pratiquement cédée à la Russie sous l’impulsion des États-Unis. C’est un propos dur, mais c’est la réalité. Ces avoirs gelés sont la question stratégique la plus urgente. Il est impératif de trouver une solution. Et j’aimerais que la Norvège joue un rôle actif dans ce processus. Honnêtement, je trouve embarrassant que notre ministre des Finances Jens Stoltenberg (NDLR : ancien secrétaire général de l’OTAN) ne soit pas plus engagé et visible sur ce sujet.

Votre rapport met en garde contre le risque d’un effondrement de l’État ukrainien si la guerre devait se poursuivre indéfiniment.

Oui. Si la Russie poursuit ses actions au rythme actuel, l’État ukrainien ne pourra pas survivre dans ces conditions. Lorsque l’électricité et les infrastructures sont détruites quotidiennement, la vie devient tout simplement impossible pour la population et les gens sont contraints de partir. Dans un tel contexte, il devient impossible d’organiser des élections, et l’on observe déjà des tensions politiques croissantes. Imaginez ce que cela pourrait donner dans dix ans : pas d’élections, pas de débat démocratique régulier, cela aboutirait nécessairement à une forme de gouvernance autoritaire. Aucune démocratie, surtout aussi jeune que l’Ukraine, ne peut survivre 10 à 15 ans sans élection ni espace démocratique fonctionnel.

Même en cas de victoire, la Russie traversera une période extrêmement instable au cours des dix prochaines années.

Je vais jusqu’à comparer cette perspective à celle de la Bosnie, mais à une échelle bien plus grande. La Bosnie reste un État paralysé par les ombres de son passé, incapable d’avancer. Et ce, même sans conflit armé actif : son PIB reste inférieur à celui d’avant-guerre, la jeunesse quitte massivement le pays, et le système politique est fragmenté. L’Ukraine pourrait connaître une évolution similaire mais en pire. Un pays affaibli, instable, où la Russie continuerait à exercer une influence déstabilisatrice à travers des campagnes d’ingérence, des opérations de renseignement, de la corruption. Bref, un État mafieux sous influence russe. C’est un scénario tout à fait réaliste si la guerre se prolonge indéfiniment sans solution stratégique claire.

Entre les deux scénarios proposés – celui d’une victoire ukrainienne et celui d’un succès russe - lequel vous semble le plus probable aujourd’hui ?

En l’absence de véritable leadership européen et mobilisation des ressources financières à la hauteur des enjeux, je suis plutôt pessimiste. J’observe une forme de lassitude. J’espère sincèrement me tromper, car les conséquences d’un échec européen seraient, à mon sens, immenses. Et je n’ai pas l’impression que nos dirigeants en ont pleinement conscience.

Comment expliquez-vous cet immobilisme ?

Le manque d’action est directement lié au fait que nous ne disposons pas d’un cadre de sécurité cohérent en Europe. C’est là le problème fondamental : l’absence de leadership stratégique. Toute décision importante nécessite un consensus, ce qui rend l’action lente, complexe, parfois paralysée. D’où la création ponctuelle de "coalitions de volontaires", auxquelles des pays comme la Norvège peuvent s’ajouter. Mais ces coalitions manquent de stabilité, elles changent selon les circonstances et les intérêts de chacun. Et dans ce contexte, notre étude souligne bien les conséquences dramatiques qu’aurait une victoire russe, en l’absence d’une réponse européenne structurée et cohérente.

Mais d’un autre côté, il y a des choses positives. L’Union européenne parvient à maintenir et renouveler les sanctions contre la Russie, malgré l’hostilité de Viktor Orbán. Donc, ce n’est pas impossible. C’est difficile, mais je garde l’espoir qu’une prise de conscience se produise, qu’ils comprennent l’importance cruciale du moment que nous traversons. D’une certaine manière, j’espère que la Stratégie de sécurité nationale (NSS) et d’autres développements récents pousseront les responsables politiques à agir davantage. Dans notre rapport, nous avons comparé ce qui serait nécessaire pour soutenir l’Ukraine avec les efforts engagés pour aider la Grèce lors de la crise financière ou pour faire face à la pandémie de Covid. En réalité, les montants nécessaires sont moindres. Cela montre bien que l’Europe a les ressources pour agir. Et si elle s’en donne les moyens, elle pourrait même transformer cette mobilisation en véritable succès politique et historique. Ce n’est donc ni irréalisable, ni hors de portée. Nous l’avons déjà fait auparavant. Il faut simplement un peu de volonté politique, de courage et de compétence stratégique.

Dans le New York Times, l’ancien ministre des Affaires étrangères ukrainien Dmytro Kuleba demande à l’Europe de "cesser de traiter la production d’armement comme une procédure administrative et commence à la considérer comme une urgence continentale." Le rejoignez-vous ?

Cela me semble plausible. Encore une fois, il ne s’agit pas uniquement de logique commerciale, mais aussi d’urgence. Ce type de situation ne devrait pas être traité comme un simple dossier économique. Les industries de défense sont, par nature, assez particulières. Elles fonctionnent à la fois comme des entreprises commerciales, tout en étant étroitement liées à l’État, voire semi-nationalisées dans certains cas. Elles opèrent dans un marché, certes, mais doivent aussi répondre aux besoins stratégiques des États. Il y a donc un équilibre constant à maintenir, mais il est tout à fait possible de prioriser les besoins nationaux, surtout en période de crise.

L’industrie de défense européenne devrait être incitée à produire pour répondre aux besoins de l’Ukraine, en remplaçant les 15 milliards d’euros d’exportations annuelles vers le Moyen-Orient, plaide le rapport. Mais n’est-ce pas se priver d’un autre côté d’énormes rentrées d’argent ?

Tout d’abord, il convient de rappeler que les données en question proviennent du SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), un organisme suédois de référence. Les dix plus grandes entreprises européennes de défense représentent environ 30 % des exportations mondiales d’armement. Or, moins de 10 % de ces exportations seraient actuellement destinées à l’Ukraine. Dès lors, lorsqu’on affirme que l’Europe ne dispose pas des capacités industrielles pour soutenir militairement l’Ukraine, il faut introduire une nuance importante : ces capacités existent bel et bien, mais elles sont mobilisées au service d’autres priorités. L’effort industriel de défense européen est aujourd’hui orienté vers les marchés internationaux, notamment ceux du Moyen-Orient. Si les dirigeants européens affirment que l’Ukraine représente une priorité stratégique urgente, il serait nécessaire d’accompagner ces déclarations d’actes concrets. Par exemple, on pourrait envisager de dire à certains partenaires comme les Émirats arabes unis : "Vous devrez patienter deux ans pour la livraison de vos chars, car notre priorité actuelle est de soutenir l’Ukraine." Cela aurait bien sûr un coût financier : perte de revenus à court terme, pénalités contractuelles en cas de report ou d’annulation, ou encore impact sur la compétitivité commerciale. Mais si l’on considère que la guerre en Ukraine constitue le défi sécuritaire le plus critique pour l’Europe, et qu’elle conditionne son avenir, alors il faut accepter d’en assumer les conséquences. Il s’agirait là d’un impératif de cohérence entre les discours politiques et les décisions concrètes.

En d’autres termes, il ne suffit pas d’énoncer des principes ou de tenir un discours ferme, encore faut-il passer à l’action. Il est tout à fait possible que certains équipements exportés par l’Europe ne soient pas pertinents dans le contexte ukrainien. Cela justifierait une étude approfondie. Mais si moins de 10 % des exportations d’armement européennes sont destinées à l’Ukraine, cela démontre que la capacité industrielle est bien là et qu’elle pourrait, en théorie, être réorientée. Il s’agirait soit de livrer directement certains matériels à l’Ukraine, soit d’adapter les chaînes de production pour fournir les équipements réellement nécessaires.

Dans votre second scénario, l’Ukraine parvient à stopper l’avancée russe et à renforcer sa défense aérienne. Ses succès militaires poussent la Russie à envisager la fin des hostilités. Mais après bientôt quatre ans de guerre, ne sous-estimons pas encore la résilience des Russes et de leur président ?

Je ne pense pas. Poutine a considérablement affaibli la Russie. Sur le plan stratégique, la Russie est en train de perdre cette guerre, indépendamment même des avancées militaires ponctuelles. Rien que l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan constitue déjà, en soi, une défaite stratégique majeure. Par ailleurs, le pays est quasiment en faillite. Sans être un effondrement total, l’économie russe est profondément affaiblie. Le pays est aujourd’hui entièrement militarisé, et la finalité même de l’État semble désormais être la poursuite de cette guerre. Il n’existe plus d’espace politique ou civil autonome : toutes les ressources, tout l’appareil d’État sont mobilisés pour maintenir l’effort de guerre, et pour assurer un semblant de cohésion sociale pendant ce conflit.

Si l’on se fie à certains indicateurs présentés dans notre rapport, rassemblés par nos experts économiques, la Russie est en grande difficulté. Elle puise dans ses dernières ressources. Si, par exemple, ses revenus pétroliers venaient à être réduits davantage, les conséquences économiques seraient très lourdes. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y aura une révolution ou une mobilisation de masse immédiate dans la rue. Mais une chose est certaine : la Russie est plus affaiblie qu’elle ne l’a été depuis des décennies. Même dans l’hypothèse d’une victoire militaire, elle aurait les plus grandes difficultés à remobiliser sa société et à revenir à une forme de normalité. Enfin, il faut rappeler que Poutine a 73 ans, et qu’à l’échelle d’une décennie, sa disparition est une variable inévitable. Le système politique russe est entièrement dépendant de lui, sans parti structuré ni réelle institution autour. Il est donc certain qu’à sa disparition, une lutte féroce de pouvoir s’engagera entre les différents cercles du régime.

En résumé, quel que soit le scénario militaire, la Russie traversera une période extrêmement instable au cours des dix prochaines années. Même en cas de victoire, la Russie ne sera pas en mesure de capitaliser sur celle-ci pour devenir un pays prospère. Bien entendu, on peut envisager un scénario dans lequel Donald Trump lèverait les sanctions et chercherait à encourager les investissements. Mais je doute fortement que le secteur privé occidental soit prêt à prendre un tel risque. Il est peu probable de voir des entreprises comme McDonald’s ou d’autres grandes multinationales revenir en Russie à court terme. Le pays reste une société extrêmement instable et risquée, où l’insécurité juridique et politique décourage les investisseurs.

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