Le bout du tunnel, enfin ? 25 ans après leurs débuts, les négociations de l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne entrent dans leur dernière ligne droite. Après un dernier vote des eurodéputés à Strasbourg le 16 décembre, les Etats membres doivent se prononcer entre le 18 et le 19 décembre à l’occasion du Conseil européen.

Jusque dans les derniers instants, l’issue apparaît incertaine. La France affiche toujours des réticences, malgré les concessions de la Commission européenne. Elle pourrait former avec l’Autriche, l’Irlande, les Pays-Bas ou encore la Pologne, une minorité de blocage susceptible de compromettre l’adoption du texte. Pour Alberto Rizzi, chercheur au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), un échec serait une catastrophe pour l’UE qui verrait sa crédibilité sur le plan du commerce international sérieusement mise à mal.

L'Express : Vous estimez que l’accord est largement favorable à l’Europe. Pour quelles raisons ?

Alberto Rizzi : Si l’on examine les produits concernés et l’évolution des droits de douane, on constate que le Mercosur est très protectionniste depuis une vingtaine d’années, surtout sur les biens industriels. Or l’industrie manufacturière européenne est très compétitive par rapport à celle des pays du Mercosur : la baisse des barrières tarifaires offrira donc à l’Europe d’importantes opportunités d’exportation.

Plus largement, il faut rappeler que tous les produits importés du Mercosur, y compris agricoles et alimentaires, devront respecter les normes européennes. À ce titre, l’accord apparaît globalement plus avantageux pour l’Europe que pour le Mercosur, ce qui reflète aussi le poids économique supérieur de l’Union. Au sein de l’Europe, dans un même secteur, certaines entreprises profiteront beaucoup de l’accord, d’autres moins, et quelques-unes pourraient y perdre. C’est normal dans une phase d’ajustement après un accord commercial.

Quelles sont aujourd’hui les principales idées reçues sur cet accord ?

Il existe en effet une narration très répandue qui donne une vision partielle de la réalité. Par exemple, l’idée d’une invasion de produits agroalimentaires du Mercosur est infondée. Les volumes concernés par une réduction tarifaire sont très faibles : l’équivalent d’environ un filet de poulet à un filet de poulet et demi par habitant. C’est quasiment insignifiant, surtout si l’on compare avec les importations actuelles.

Certes, les pays du Mercosur sont plus compétitifs que beaucoup de pays européens dans la production de viande bovine et de volaille, mais les quantités autorisées restent très limitées. Au-delà de ces volumes, les tarifs actuels continueront de s’appliquer.

L’Union européenne a en outre prévu une clause de sauvegarde : si les importations en provenance du Mercosur provoquent des perturbations sur le marché européen, en termes de disponibilité ou de prix pour les consommateurs et les producteurs, il sera possible de rétablir les tarifs ou d’adopter d’autres mesures correctives.

On ne peut pas encore savoir précisément quel sera l’impact des importations. Il est toutefois possible que l’augmentation des volumes touche surtout les morceaux de viande les plus prestigieux et les plus chers, car ce sont ceux qui sont les plus rentables pour les pays du Mercosur. Produire de la viande conforme aux normes européennes représente un coût important pour eux. Cela n’a donc pas de sens économique pour des morceaux peu valorisés.

On peut s’appuyer sur l’expérience du CETA [NDLR : l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada], qui est le cas le plus proche : pour les producteurs canadiens, se conformer aux normes européennes s’est révélé très coûteux, au point qu’il n’y a pas eu d’"invasion" de produits bon marché. À l’inverse, beaucoup de consommateurs européens apprécieront de trouver de la viande argentine ou brésilienne à des prix plus bas.

Certains producteurs européens seront toutefois exposés à une concurrence plus agressive du Mercosur, comme c’est toujours le cas lors d’un accord commercial. De leur côté, les producteurs industriels du Mercosur risquent également de souffrir face à la concurrence européenne.

Et s'agissant du respect des normes phytosanitaires européennes, faut-il s'inquiéter ?

Le sujet est complexe sur le plan du droit commercial. Il peut en effet exister un risque de résidus de fertilisants ou d’autres substances chimiques, car certains produits autorisés dans les pays du Mercosur ne correspondent pas totalement aux standards européens.

On ne peut pas contrôler chaque conteneur ou chaque navire. Mais à ce titre, l’accord ne changerait rien : on ne contrôle pas 100 % des cargaisons aujourd’hui et on ne le fera pas davantage demain. En résumé, si le problème apparaît, il reste très marginal et la question se pose en fait déjà. Les critiques comportent donc une part de vérité, mais le risque est faible et surtout, il n’est pas lié à l’accord commercial.

Les inquiétudes des agriculteurs européens sont-elles fondées ?

En partie, mais tout dépend des agriculteurs dont on parle. L’Union européenne est elle-même exportatrice de produits agroalimentaires vers le Mercosur, notamment pour les produits à forte valeur ajoutée comme le fromage ou le vin, qui seront favorisés par l’accord. La protection des indications géographiques, essentielle pour de nombreux producteurs français (et italiens), sera renforcée.

En réalité, les producteurs les plus vulnérables sont ceux qui ne sont pas spécialisés, qui produisent surtout pour le marché européen des biens sans qualité particulière ou sans ancrage géographique fort. Mais le risque qu'ils soient mis en difficulté reste limité par rapport à d’autres menaces beaucoup plus significatives pour la filière agroalimentaire : le changement climatique, la hausse du coût de l’alimentation animale, ou encore la volatilité des prix.

La promesse de Bruxelles de mieux contrôler les importations agricoles suffit-elle à convaincre les pays encore opposés à l’accord ?

La clause de sauvegarde et l’engagement européen à renforcer les contrôles ont contribué à faire évoluer progressivement la position italienne. Le président Macron a reconnu que les mesures européennes allaient dans la bonne direction, ce qui rend l’accord plus acceptable. Il est possible que la France ne vote pas en sa faveur, mais peut-être qu’elle choisira de s’abstenir, ce qui empêcherait la formation d’une minorité de blocage.

Ces mesures ont compté, mais selon moi, ce qui a le plus influencé le changement de position en Europe, c’est la prise de conscience du nouvel environnement économique mondial et des évolutions du commerce international.

Pourquoi l’Italie était-elle hésitante auparavant, et qu’est-ce qui explique son soutien actuel ?

Les partis de droite italiens en particulier la Ligue de Salvini et, auparavant aussi, le parti de Giorgia Meloni - étaient traditionnellement opposés à presque tous les accords de libre-échange. Une partie importante de leur base électorale vient du monde agricole ou de milieux qui perçoivent négativement l’ouverture commerciale, surtout envers des pays en développement.

Leur position a changé, notamment parce que l’Italie comprend désormais qu’elle a beaucoup à gagner avec cet accord. Je pense qu’après l’Allemagne et peut-être l’Espagne, elle sera le troisième pays à en tirer le plus de bénéfices. La majorité des exportations italiennes vers les pays du Mercosur concerne des produits industriels, pas des produits agricoles. De plus, la position très favorable de l’Allemagne a sans doute joué un rôle dans l’évolution de la position de Giorgia Meloni, qui est aujourd’hui beaucoup plus ouverte à l’accord qu’auparavant.

Le ministère italien des Affaires étrangères a également joué un rôle clé. Il soutient depuis longtemps l’accord, notamment parce qu’après une réforme récente, la promotion économique de l’Italie à l'international relève entièrement de ses compétences. Une mission qui n'est pas compatible avec une opposition à un accord de libre-échange.

La France, l’Autriche, les Pays-Bas et la Pologne forment pour l'heure cette minorité opposée à l’accord. Avec quels arguments ?

Ils ne sont pas uniquement économiques. Dans le cas de la Pologne, par exemple, les motivations étaient surtout politiques, liées au contexte des élections présidentielles. Devenir favorable à l’accord aurait pu, selon le gouvernement de Donald Tusk, avantager le candidat adverse. Mais ce dernier a finalement gagné malgré tout.

Le pays a aussi connu des tensions dans son secteur agricole à cause de l’afflux de produits ukrainiens entrés sans tarifs douaniers, dans le cadre des mesures de soutien de l’Union européenne à Kiev. Un contexte qui a renforcé la sensibilité du sujet. Le gouvernement cherchait donc surtout à conserver le soutien d’un électorat traditionnellement opposé à ce type d’accords.

Si la France s’abstient, l’accord pourra être approuvé par le Conseil sans difficulté. Elle reste donc l’acteur clé. L’an dernier, l’Italie avait été, pour ainsi dire, "courtisée" par la France afin de rejoindre une minorité de blocage. Seul, Paris ne pouvait pas empêcher l’accord, mais avec l’Italie et la Pologne, elle formait un groupe capable de le bloquer. Aujourd’hui, ce scénario devient beaucoup moins probable. La majorité des États membres est désormais favorable au texte.

Pour la France, bloquer l’accord n’apporterait rien de positif. Au contraire : l’Allemagne y attache une grande importance, tout comme la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Dans le contexte politique et budgétaire actuel où elle se trouve, la France n'a pas intérêt à s'opposer frontalement à Berlin et à la Commission.

Dans le scénario où l’accord échoue, quel serait le coût politique et économique pour l’Union européenne ?

Ce serait une véritable catastrophe, non seulement d’un point de vue économique mais aussi géopolitique. La crédibilité même de l’Union européenne serait atteinte. Cet accord n’est pas important uniquement pour l’Europe et les pays du Mercosur : il envoie aussi un signal à tous ceux qui envisagent un partenariat commercial avec l’UE.

En cas d’échec, beaucoup estimeront que Bruxelles n’est pas un partenaire fiable, ce qui compliquerait sérieusement la conclusion d’autres accords. Se dire qu’après vingt ans de négociations - ce qui est le cas pour le Mercosur - l’UE n’est toujours pas capable de finaliser un texte en ferait douter plus d’un. Or l’Union européenne subit une forte pression pour aboutir à un accord avec l’Inde au début de l’année prochaine. Si New Delhi considère que l’UE manque de crédibilité, les discussions risquent de ne même pas commencer, envoyant un signal très négatif au reste du monde.

Il faut toutefois être clair : le Mercosur ne peut pas remplacer les États-Unis dans le commerce européen. Le marché est plus petit, la demande plus limitée et le pouvoir d’achat américain bien supérieur. Mais dans une période où les échanges transatlantiques se tendent, disposer de partenaires complémentaires devient essentiel.

Enfin, un échec ouvrirait un espace pour d’autres acteurs, notamment la Chine, dans les pays du Sud. Beaucoup souhaitent un accord avec l’UE en raison de la taille et de l’attractivité de son marché. Mais si l’Union se montre incapable de conclure, ils se tourneront vers Pékin, jugé plus fiable et réactif. C’est un risque majeur pour la position internationale de l’UE.