Ils en ont presque fait tomber leur verrine en plastique. Et, par les temps qui courent, il faut se lever tôt pour mettre d’accord un député Républicain et une députée PS. Mi-novembre, nos deux parlementaires, comme les autres membres de la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée, se rendent à un "cocktail déjeunatoire" à l’Hôtel de Brienne, invités par la nouvelle locataire des lieux, Catherine Vautrin. Le discours de la ministre, qui apprend petit à petit à marcher au pas, est tout ce qu’il y a de plus convenu. Jusqu’à ce que leurs oreilles tiquent : "Moi, je n’ai pas à avoir d’avis sur les armements dont on a besoin. C’est au chef d’état-major des armées (Cema) de me dire ce dont il a besoin", affirme-t-elle devant son auditoire. La socialiste chuchote alors dans l’oreille de son compère LR : "A l’époque, Gamelin aussi a eu ce qu’il voulait…"

Il n’est pas certain que l’actuel Cema, Fabien Mandon, apprécie la comparaison douteuse avec celui dont le commandement fut un désastre lors de la Seconde Guerre mondiale. Toujours est-il que la scène reflète l’éternel paradoxe du ministre de la Défense : la voilà aux manettes… sans réellement les tenir entre ses mains. Élisabeth Borne elle-même, du temps où elle dirigeait le gouvernement, ne parlait-elle pas à ses proches des Armées comme d’un "non-ministère" tant les décisions se prennent parfois à l’état-major et, surtout, au 55, rue du Faubourg Saint-Honoré ?

Il y a quelques semaines - quelques décennies, en température ressentie -, quand Bruno Retailleau est reçu à Matignon par Sébastien Lecornu pour échafauder l’architecture gouvernementale, une case est blanche et le restera. Domaine réservé du président. Un Bruno Retailleau, un Bruno Le Maire et un Sébastien Lecornu démissionnaires plus tard, le choix d’Emmanuel Macron se porte sur Catherine Vautrin. Qui s’en étonne ? Cela fait belle lurette que la multiministre, ô combien expérimentée, fait acte de candidature. "C’est une vraie politique qui a quand même failli entrer à Matignon en 2022, dont on estime qu’elle peut tout faire, et qui voulait franchir un cap dans un poste régalien", expose un proche du chef de l’État.

Un tandem

Mais, signe de l’ampleur des menaces et, aussi, "du crépuscule qui s’abat sur le décennat, synonyme d’un repli sur soi", souffle un ancien ministre macroniste, le président a également installé à Brienne une proche parmi les proches, en qui il place une confiance absolue depuis dix ans maintenant. Ministre "déléguée", Alice Rufo ? Oui, si l’on se réfère à son titre et à son entourage. Celui-ci jure, main levée, qu’elle est là "pour faire ce que Catherine Vautrin lui demandera de faire". Ancienne n° 2 de la cellule diplomatique de l’Élysée puis patronne ces deux dernières années de la "Direction générale des relations internationales et de la stratégie" aux Armées, la Toulonnaise de 45 ans s’affiche comme la technicienne du tandem... Même si Emmanuel Macron, peu connu pour son amour des corporations - et encore moins de diplomates - apprécie sa capacité à s'intéresser de près au mouvements de la politique nationale et à les incorporer à ses réflexions. "Elle est exceptionnelle, dès qu'on lui parle d'un sujet, n'importe lequel, elle percute instantanément", s’extasie son prédécesseur et député LR Jean-Louis Thiériot.

De l’avis de beaucoup d’observateurs aguerris, l’attelage n’est pas sans rappeler le duo formé à Beauvau entre 2018 et 2020 par Christophe Castaner et Laurent Nuñez. Si, officiellement, leurs attributions respectives sont floues, Rufo prend de fait en charge, en lien direct avec le président et l’état-major, les sujets liés à la dimension internationale des Armées et l’Europe de la Défense en plus des Anciens combattants. En un mot, un gros morceau. Trop gros ? Le tempérament des deux responsables les précède. Dans ce petit milieu où les fonctions changent mais les gens restent, leur association questionne parfois. Pour ne pas dire très souvent : Alice Rufo traîne derrière elle des variations d'humeur et des accès de colère noire mémorables du temps de la "cellule diplo" quand Catherine Vautrin n’est pas connue pour avoir été tendre avec ses ministres délégués par le passé… "Soit ça faisait des étincelles, soit la mayonnaise prenait… Ça a l’air de plutôt prendre. Je pense qu’elles sont trop intelligentes pour tomber dans une crise d’autorité pour l’une, et dans une prise d’autonomie provocatrice pour l’autre", décrypte-t-on dans le premier cercle d’Emmanuel Macron.

Aux Armées, il y a un foutu coût d’entrée, surtout dans une période où la menace est décuplée.

Nathalie Loiseau, eurodéputée Renew

A Catherine Vautrin de monter en compétence. Les parlementaires des commissions Défense de l’Assemblée et du Sénat sont nombreux à gentiment railler la nouvelle venue qui, lors de ses auditions, lisait ses fiches sans jamais lever les yeux. Mais en matière de guerre, l’improvisation n’est-elle pas mauvaise conseillère ? S’il y a bien une chose que la Rémoise exècre, ce sont les acronymes. Seulement, aux Armées plus encore qu’à la Santé, ils peuvent composer des paragraphes entiers. "Pour moi, MCO, c’est médecine-chirurgie-obstétrique !", s’est-elle exclamée devant un élu spécialiste des affaires militaires qu’elle recevait à l’heure du petit-déjeuner peu après sa nomination. Désormais, dans son nouveau monde, il s’agit du "maintien en condition opérationnelle". Il faudra bien s’y faire. "Aux Armées, il y a un foutu coût d’entrée, si vous me permettez l’expression, surtout dans une période où la menace est décuplée. Mais Vautrin est une bosseuse hors pair, elle travaille comme une dingue et elle souhaite réellement entrer dans son sujet", assure l’eurodéputée Renew Nathalie Loiseau, ex du Quai d’Orsay, avec laquelle la ministre s’est entretenue il y a peu pour préparer sa rencontre avec le commissaire européen à la Défense Andrius Kubilius.

Ça, en revanche, elle sait faire : structurer un réseau, soigner les élus, décloisonner le ministère et gagner la confiance de cette population bien particulière que sont les militaires qui n’attendent rien d’autre qu’une "ministre franche, directe, respectueuse et concrète", dixit Jean-Michel Jacques, le président de la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée. "Elle a très vite pris la mesure de son poste, je l’ai suivi en déplacement chez moi, à Mont-de-Marsan, elle a eu les bons mots à l’égard des militaires", raconte Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée des Anciens combattants. De même que dans cette séquence budgétaire aux allures de bourbier, la ministre a reçu à tour de bras les parlementaires pour leur témoigner son écoute et sa disponibilité : "Je l’ai plus vue en un mois que Lecornu en trois ans", grince un sénateur. Tel est le rôle principal de Catherine Vautrin. Pour le reste, il y a à Matignon quelqu’un qui veille au grain…

Il y a les choses qu’on dit et les choses qu’on fait. Même s’il est un inconditionnel d’Audiard, Dabadie et Poiré, qui sait si, en bon cinéphile, Sébastien Lecornu ne s’est pas quelque peu inspiré du film d’Emmanuel Mouret. Rembobinons quelques années en arrière. En 2022, un tout nouveau ministre des Armées prenait ses quartiers et il y a une chose sur laquelle il ne comptait pas transiger : Matignon n’a pas à traîner autour de ses dossiers. Oust, du balai, le chef est à l’Elysée. Elisabeth Borne a bien tenté de raboter légèrement la Loi de programmation militaire (LPM), Lecornu, en bon soldat cette fois-ci, a levé son bouclier et affirmé que le 57, rue de Varenne devait rester loin de Brienne. Trois ans plus tard, l’époque, les postes et les postulats ont bien changé. Celui qui entre-temps a été nommé Premier ministre a semble-t-il l’envie de garder un œil, un orteil, voire deux, dans son ancienne maison. Comment lui en vouloir ? "Évidemment, la Défense, c’était son dream job", résume en bon français un conseiller du président. "J’ai défendu la LPM avec lui des nuits entières dans l’hémicycle, je vois bien de quel bois il est fait, il se sent habité par la matière", s’émerveille le député macroniste Jean-Michel Jacques.

L’œil de Matignon

Et puisqu’il y va de l’adoption du budget, de la surmarche de 3,5 milliards d’euros de la LPM et accessoirement de sa survie politique à Matignon, Sébastien Lecornu a pris les choses en main. Le voilà qui organise début décembre une réunion à l’Hôtel de Brienne avec des parlementaires de tout bord pour louer le bien-fondé de l’augmentation des crédits des Armées. Après un long - très long - dégagement du Cema sur les menaces extérieures et conflits mondiaux, Lecornu conclut lui-même cette entrevue par un point presse télévisé en compagnie d’une Catherine Vautrin immobile à ses côtés… et que les téléspectateurs ont à peine la chance d’entendre respirer. En sus, le Premier ministre sera bien présent sur le banc du gouvernement ce mercredi 10 décembre, lors du débat "50-1" à l’Assemblée national sur ce même budget des Armées. "Concernant le 50-1, je ne me coordonne qu’avec le cabinet de Lecornu, pas le moins du monde avec celui de Vautrin", confiait un influent député de la commission défense quelques jours auparavant. Si le chef du gouvernement avait voulu faire briller sa n° 3, il ne s’y serait pas pris plus mal. "S’il y a bien une personne respectueuse de la répartition des rôles, c’est lui, assure-t-on dans l’équipe du Premier ministre. Les ministères régaliens sont les seuls qui voient leur crédit augmenter, ce débat a un réel enjeu démocratique et le gouvernement est constitutionnellement responsable du budget, et donc d’une armée qui se doit d’être fonctionnelle." D’autres, au Parlement comme dans les bureaux ministériels, y voient surtout une volonté de préserver un héritage durement acquis et qu’il est bien difficile de confier à d’autres bras.

Soyons honnêtes, à ce niveau de responsabilités, ils ne sont pas nombreux à adorer leurs successeurs…

Un membre du gouvernement

Pas que Catherine Vautrin peine à trouver grâce à ses yeux. Au contraire, les deux élus locaux, issus de la même famille politique, se ressemblent, s’estiment et s’apprécient depuis longtemps. D’ailleurs, pointe un fin connaisseur du Normand, "si, à la place, il y avait eu une incarnation plus forte, plus médiatique, quelqu’un qui en avait fait un marchepied pour 2027, il aurait eu bien plus de mal à s’y faire." Suivez son regard, au bout vous apercevrez sûrement Gérald Darmanin ou Bruno Le Maire… Mais que voulez-vous : "Sébastien est très attaché à ce ministère et évidemment un peu nostalgique aussi de son passage là-bas, confirme un ministre qui peut se targuer d’être dans les petits papiers de Matignon. Et puis, soyons honnêtes, à ce niveau de responsabilités, ils ne sont pas nombreux à adorer leurs successeurs…" A tel point que beaucoup de ceux qui l’ont croisé ont cru voir Sébastien Lecornu sourciller lorsqu’il s’épanche à demi-mot sur l’action et la parole de la nouvelle ministre des Armées.

L’apprentissage est rude. L’indulgence du prédécesseur et de l’écosystème, rare. L’honnêteté oblige à dire que le commun des mortels ne s’alarme pas lorsque Catherine Vautrin confond "frégate" et "porte-avions" à propos du futur porteur du Scaf, dans une interview à CNews/Europe 1. Il fronce un brin davantage, avouons-le, en entendant la ministre parler de "Monsieur Wolinski" plutôt que du président Zelensky à l’issue d’une réunion avec quelques-uns de ses homologues européens sur l’aide à l’Ukraine. "C’est malheureux parce que ça lui a collé quelque temps à la peau", regrette pour elle le président LR de la commission Défense au Sénat, Cédric Perrin.

Il faut sauver le soldat Mandon

Mais parfois, le silence s’avère plus assourdissant que les maladresses langagières des débutants. Même aux Armées, le mutisme peut vous être reproché, Catherine Vautrin l’a appris à ses dépens. Le 18 novembre, au milieu de l’imposante scène du 107e Congrès des maires de France, le Général Fabien Mandon, chef d’état-major des Armées, prononce une phrase qui fera couler beaucoup d’encre : "Ce qu’il nous manque, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est […] Si notre pays flanche parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses… ; de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production de défense, par exemple ; si on n’est pas prêt à ça, alors on est en risque." Qu’importe si, un mois plus tôt, le Cema avait déjà alerté sur le risque d’un "choc" avec la Russie dans les années à venir ; si, de fait, il tient à cet instant un discours de vérité et de pédagogie aux élus qui l’entourent et par extension aux Français. Le lendemain, de nombreux membres des oppositions, de Jean-Luc Mélenchon au député RN Sébastien Chenu, en passant par les tenants des sphères les plus complotistes et pro-Kremlin, jettent l’opprobre sur le haut gradé. Les plateaux de télévision débattent en boucle de la sortie : "La polémique", "L’électrochoc", "Un général peut-il dire cela ?"… Il faut sauver le soldat Mandon.

Pourtant, à Brienne, pas de son, pas d’image. Dans différents cabinets ministériels, notamment aux Affaires étrangères, on observe nerveusement le sujet prendre des proportions inquiétantes dans l’opinion. A l’Elysée, on s’agace. Le conseiller en communication internationale du président, Jean-Noël Ladois, fait passer le message : aucun membre du gouvernement ne bouge tant que la ministre des Armées n’intervient pas elle-même. Question de légitimité. Il faudra pourtant encore attendre vingt-quatre heures pour que Catherine Vautrin dégaine un message sur X (ex-Twitter) - à 14 heures, le 20 novembre, - pour fustiger des "propos sortis de leur contexte à des fins politiciennes". Puis quatre de plus pour la voir, en direct sur les chaînes d’information en continu, dérouler d’une voix robotique une allocution écrite sur prompteur qui déconcertera une partie de ses collègues.

La Défense ne tolère pas de temps de latence. Dans l’entourage d’Emmanuel Macron au Château, comme au sein du premier cercle de Sébastien Lecornu, on regrette un "moment de flottement" malvenu : "Quand il s’agit du Cema, il faut sortir tout de suite. On ne peut pas se permettre d’affaiblir de quelque manière que ce soit nos institutions militaires et son plus haut représentant, glisse-t-on dans les couloirs de Matignon. Cela dit, il ne faut pas lui jeter la pierre, ça demande du temps de se faire au mode de fonctionnement bien particulier de ce ministère." Depuis, il est fort à parier que Catherine Vautrin a appris un nouvel acronyme : CRR. Corps de réaction rapide.