Sur le bout des langues. Du XVIe siècle à nos jours, de nombreux érudits ont proposé d’instaurer une plus grande relation entre l’oral et l’écrit. Sans être jamais suivis…
Publié le 16/12/2025 à 06:15

Depuis sa création, l’Académie française a toujours privilégié une écriture majoritairement étymologique.
Ludovic MARIN / POOL / AFP
Cet article est rédigé en français ; vous le lisez sans difficultés et cela ne vous surprend pas. Et pourtant, cette opération n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Comme toutes les langues, en effet, le français a commencé par être une langue orale et il fallut bien du temps, bien des approximations et bien des débats pour qu’il finisse par passer à l’écrit. Une extraordinaire aventure que nous conte Gabriella Parussa, professeure à la Sorbonne, dans son dernier ouvrage, précisément intitulé Ecrire le français (éditions Actes sud).
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Ecrire le français, très bien, mais comment ? A ma droite, ceux qui plaident pour une graphie phonétique, proche de la prononciation. A ma gauche, ceux pour qui la graphie doit refléter l’histoire de la langue. Et ne croyez pas que le débat soit récent. Il remonte au moins au… XVIe siècle.
Reprenons. Jusqu’à la Renaissance, le latin reste la principale langue utilisée dans les manuscrits pour la religion, le droit et l’administration. Le français, lui, a bien fait quelques apparitions ici et là, mais il ne possède pas encore de règles fixes. Les graphies diffèrent d’une région à l’autre, d’un copiste à l’autre, parfois même au sein d’un même manuscrit ! Après l’invention de l’imprimerie, l’évidence s’impose : il est temps de fixer une norme afin de faciliter la lecture et, accessoirement, de permettre aux imprimeurs de rentrer dans leurs frais en diffusant un même ouvrage auprès d’un large public. Reste à s’accorder sur cette norme.
Les "phonétistes" se nomment Pierre de la Ramée, Jacques Peletier du Mans ou Louis Meigret - qui reçoit le soutien de Ronsard. Ils ont un objectif : à chaque lettre doit correspondre un son, et réciproquement, - comme ce fut d’ailleurs longtemps le cas en latin. Ils préconisent donc de supprimer les lettres étymologiques que l’on n’entend pas : escripture doit devenir "ecriture" ; debte, "dete" ; condition, "condision" ; action, "axion"… Ils suggèrent aussi d’éliminer les ensembles de deux ou trois lettres qui représentent un seul son, en passant par exemple de mAIson à "mEson". Enfin, pour transcrire les sons du français inconnus du latin, ils proposent de nouveaux signes comme le "e cédillé" ou le "e barré".
Le camp d’en face ne manque pas de réagir, et déroule à son tour son argumentaire. De telles modifications, alerte-t-il, empêcheraient de différencier les mots qui se prononcent de la même manière : comment distinguer sans/sang/sent/cent ou vers/vert/verre/ver ? Elles empêcheraient aussi de repérer les mots appartenant à la même famille : seul le g de "sang", soulignent-ils, permet de faire le lien avec "sanguin" et "sanguinaire". A ces réserves "techniques" s’ajoutent des considérations plus subjectives. Ces lettres présentées comme inutiles donnent de la "grâce" au français, assurent-ils. Et puis, la difficulté de l’orthographe offre le grand avantage de distinguer les "gens doctes" des "gens mécaniques". A leurs yeux, il est essentiel que le bel écrit reste l’apanage d’un nombre restreint d’individus. On n’est pas pour rien dans une société d’Ancien Régime…
Nous avons tous suffisamment transpiré sur les règles d’accord du participe passé avec avoir, les pluriels des noms composés et les listes de doubles consonnes pour savoir lequel des deux camps l’a emporté. A de rares exceptions près (la distinction du u et du v, d’une part ; du i et du j, d’autre part, qu’avait proposée Pierre de la Ramée), les réformateurs ont perdu la bataille, et cela d’autant plus facilement… qu’ils n’étaient pas d’accord entre eux ! L’Académie française n’a pas manqué d’en profiter. Lorsqu’elle publie son premier dictionnaire, en 1694, elle privilégie une écriture majoritairement étymologique.
Le débat est-il clos pour autant ? Bien au contraire. Faute de scolarisation massive, la variation dans les écrits reste considérable pendant les siècles qui suivent. D’ailleurs, les Immortels eux-mêmes sont tenus de procéder au fil du temps à des évolutions notables, afin de se conformer à l’usage et de s’aligner sur la prononciation. Ainsi, en 1740, ils éliminent les s non prononcés (comme dans maistre). En 1835, ils remplacent "oi" par "ai" dans des mots comme connoitre. C’est alors que la langue françoise cède la place à la langue française. Tout un symbole !
Les réformateurs reviennent à la charge à la fin du XIXe siècle, avec un argument supplémentaire. Tous les enfants de France vont désormais à l’école ? Une graphie latinisante et farcie d’exceptions contredit la noble tâche que s’est assignée la Nation : permettre au peuple de maîtriser l’écriture. Ils recommandent donc de suivre les exemples des Espagnols et des Italiens qui ont adopté une approche quasiment phonétique – teatro, toponimia - et ne semblent pas s’en porter plus mal. Rien n’y fait. L’option est rejetée. Plutôt que de simplifier l’orthographe, on décide de la conserver telle quelle et d’y consacrer un nombre considérable d’heures d’enseignement.
Et aujourd’hui ? Plus le temps passe, plus l’écart entre l’oral et l’écrit s’accroît. Aussi des groupes comme les linguistes atterrées, Erofa ou Alfonic mènent-ils toujours le combat en faveur d'une plus orthographe simplifiée. Selon eux, mieux vaudrait consacrer une partie du temps dévolu aux dictées à l’étude des grands auteurs ou à l’enrichissement du vocabulaire.
Mais, comme l’explique Gabriella Parussa, pour qu’une réforme s’impose, encore faut-il que son bénéfice soit jugé supérieur au coût du changement. Or, tel ne semble pas être le cas. L’apprentissage de l’orthographe nous a coûté tant d’efforts que bien peu d’entre nous sommes prêts à les passer par pertes et profits.
Pa tré glorieu, cé sur, mé tèlman umin…
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