Le budget de la Sécurité sociale a été voté de justesse ce mardi 9 décembre par l’Assemblée nationale. S’il ne s’agit pas d’une adoption définitive du texte qui doit encore passer les fourches caudines du Sénat avant de revenir à la chambre basse, une question se pose dès aujourd’hui : faut-il vraiment s’en réjouir ? Certes, son rejet aurait alourdi davantage encore la facture finale. Seulement, l’impérative réduction des dépenses publiques a été jetée aux oubliettes à force de concessions à la gauche. Hier encore, le gouvernement, inquiet d’avoir perdu en cours de route une partie de la droite et du bloc central, a été contraint de courber l’échine face aux Écologistes, en faisant voter un amendement portant de 2 % à 3 % l’augmentation des dépenses de l’Assurance maladie.
Un nouveau cadeau qui s’ajoute à la suspension de la réforme des retraites, à l’abandon du gel des pensions retraites ou encore au doublement des franchises médicales, et dont Sébastien Lecornu aurait pu faire l’économie - avec un déficit avoisinant 6 %, la moindre économie est déjà une victoire - s’il n’avait pas renoncé au 49-3. Cet outil, prévu, rappelons-le toujours, par la Constitution précisément pour ce type de situations, lui aurait permis de conserver un rapport de force vis-à-vis de parlementaires trop gourmands - et qui ne représentent qu'une petite portion de l'hémicycle - tout en faisant adopter le budget. On imagine mal le PS voter la censure après avoir obtenu la suspension des 64 ans. Certains socialistes réclamaient même à bas bruits son utilisation.
L’abandon de la dissolution, péché originel de la IIIe République
Ceux-là connaissaient-ils peut-être un peu mieux leur histoire. Car Sébastien Lecornu n’est pas le premier à renoncer à un outil très utile à l’exécutif. Dans le dernier quart du XIXe siècle, ce n’est pas le 49-3 (qui n’existait pas encore) que les élus de la III République abandonnent, mais le pouvoir de dissolution de la chambre basse. Une décision qui fait suite à la crise du 16 mai 1877. Agacé d’avoir à composer avec une majorité républicaine à la Chambre des députés, le président d’alors, Mac Mahon, d’obédience légitimiste, dissout la Chambre des députés le 25 juin. Opération ratée, car des élections qui suivent, la majorité républicaine sort renforcée. Après cet épisode, les Républicains appréhendent la dissolution comme une arme anti-républicaine qui pourrait être utilisée pour imposer une restauration. Ainsi, Jules Grévy qui succède à Mac Mahon, s’engage devant les parlementaires "à ne jamais entrer en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels".
À noter qu’à ses débuts, la IIIe République oscillait encore entre une majorité monarchiste et une majorité républicaine, ce qui alimentait une forte instabilité politique. Renoncer à la dissolution revenait alors à consolider le régime parlementaire, à sécuriser la jeune République et à prévenir tout risque de retour monarchique.
La promesse de ne pas dissoudre sera tenue, jusqu’à la fin. Non pas de Jules Grévy qui quitte l’Elysée en 1879 - c’est lui qui en fait la résidence officielle des présidents de la République - mais jusqu’à celle de la IIIe République, en 1940.Seulement, ce renoncement qui devait garantir à la France une stabilité de régime a conduit à l’exact inverse. Privé de tout rapport de force vis-à-vis du Parlement, le Président du Conseil - équivalent du Premier ministre de la Ve République - se retrouve ou bien contraint de s’aligner aux exigences d’une partie des députés à la façon d’un Sébastien Lecornu aujourd’hui, ou bien d’abdiquer.
Le risque que le renoncement au 49-3 ne fasse jurisprudence
Ainsi se succèdent 1O4 gouvernements sous la IIIe République en soixante-neuf ans, soit près de deux par an en moyenne. À titre de comparaison, la Ve République en a connu 24 en soixante-six ans - entre 1958 et juin 2024, soit un tous les trois ans peu ou prou. Une stabilité que la Ve République doit, pour l’essentiel, aux mécanismes du parlementarisme rationalisé insérés par le général de Gaulle et Michel Debré dans la Constitution de la Ve République, parmi lesquels la dissolution et… le 49-3 ! "De Gaulle a justement puisé dans les analyses critiques d’hommes d’État de la IIIᵉ République, comme André Tardieu, afin d’éviter de reproduire les défauts du régime parlementaire", souligne Bertrand Mathieu, ancien conseiller d’Etat et professeur de droit public à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Contrairement à ce qu’il en est souvent raconté, cet outillage n’a pas été pensé pour abolir le compromis ou donner à l’exécutif une toute-puissance, mais pour permettre au gouvernement de jouer les rapports de force face aux députés. Le danger, sur le long terme, est que ce renoncement au 49-3, comme celui de la dissolution sous la IIIe République, crée un précédent. "Après avoir évoqué la possibilité de réintroduire dans l’usage la dissolution pour rééquilibrer les pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, Alexandre Millerand (NDLR : président du Conseil du 20 janvier au 23 septembre 1920, puis président de la République du 23 septembre 1920 au 11 juin 1924) se fait renverser par les députés", note le maître de conférences en droit public Benjamin Morel. Reste désormais à espérer des successeurs de Sébastien Lecornu qu'ils soient moins pusillanimes que ceux de Jules Grévy. À défaut, l’Histoire pourrait bien se répéter.

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