Catherine Fieschi : "Sur l’Europe, Jordan Bardella est plus proche de Giorgia Meloni que de Marine Le Pen"

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Des grandes formations de la droite populiste piaffent aux portes du pouvoir en France mais aussi au Royaume-Uni ou en Allemagne. Ils y participent déjà depuis des années en Pologne ou en Italie. Chercheuse au centre Robert Schuman de l’Institut universitaire européen (IUE) à Florence, Catherine Fieschi décrypte et compare leurs programmes économiques, qui sont plus divers qu’il n’y paraît. Entretien.

L'Express : Comment définir les projets économiques des partis populistes de droite en Europe ?

Catherine Fieschi : Leur attitude plus ou moins illibérale est le marqueur principal de leur politique en matière socio-économique. Les plus attachés à une politique économique et sociale illibérale sont très présents dans les pays d’Europe centrale et orientale, en particulier le PiS en Pologne et Fidesz en Hongrie. Chez eux, il y a un protectionnisme affirmé couplé à une vraie politique de protection sociale - même si celle-ci exclut les étrangers. De l’autre côté, on trouve des partis plutôt enclins au libéralisme économique, avec l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), Reform UK au Royaume-Uni, Vox en Espagne et surtout Fratelli en Italie. Entre les deux, il y a des cas hybrides, avec le RN français et le PVV néerlandais.

Et leur vision anti-immigration les réunit tous ?

Avec des nuances ! Il est plus facile d’être non libéral et de s’opposer à l’immigration. En revanche, défendre en même temps le libéralisme économique et le refus de l’immigration est une contradiction. Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, est celle qui l’a le mieux résolue, bien qu’elle l’ait fait en sous-main. Elle use d’une rhétorique agressive contre les migrants tout en faisant preuve de pragmatisme quant aux besoins de main-d’œuvre de son industrie, avec des régularisations massives. Mais le fait de s’être positionnée comme quelqu’un qui prend à bras-le-corps ces sujets migratoires rassure sa population : l’immigration, qui était la première préoccupation exprimée par les Italiens dans les sondages, est redescendue, selon les mois, à la quatrième ou cinquième place.

Quant à l’Europe, elle fait l’objet de critiques plus ou moins virulentes selon les partis…

Tous sont critiques de l’Europe mais Meloni et son parti Fratelli d’Italia se distinguent là aussi, en faisant preuve d’un grand pragmatisme. Certes, les 194 milliards d’euros prévus pour l’Italie dans le plan de relance de l’Union européenne les ont aidés : vu la taille de la carotte, Meloni a fait ce qu’il fallait, en mettant ses pas dans ceux de son prédécesseur Mario Draghi. Mais il y a aussi quelque chose de plus profond chez elle : elle doit tenir compte du fait qu’être pro-européen fait partie de l’ADN du pays. Comme Viktor Orban, elle prétend vouloir changer l’Europe de l’intérieur. En revanche, Marine Le Pen est plus anti-européenne, plus farouchement souverainiste et infiniment plus méfiante vis-à-vis des institutions bruxelloises. Si elle dirigeait la France, Marine Le Pen ferait moins de cas de l’Union européenne que Meloni. Ce serait moins vrai pour Jordan Bardella, dont le discours sur l’Europe est plus proche de celui de Meloni que de celui de Le Pen.

Dans quelle mesure la rhétorique anti-élite développée par ces partis populistes vise-t-elle aussi les élites économiques, grands patrons et entrepreneurs ?

De ce point de vue, l’AfD est intéressante parce qu’elle a été fondée comme un parti plutôt intellectuel et élitiste, par des économistes opposés à la monnaie unique européenne. Elle a évolué pour devenir anti-élite mais elle a gardé sa ligne anti-euro et elle a maintenu un côté plutôt libéral. Elle ménage les grandes entreprises allemandes et surtout ce tissu dense de PME qui constitue pour elle un réservoir de votes.

La critique de l’Europe naît aussi du rejet de la mondialisation. Comment se situe la galaxie nationale populiste sur ce thème ?

Le plus intéressant est Reform UK, le parti de Nigel Farage, issu du Brexit. Les électeurs qui ont voté pour la sortie de l’Union européenne en 2016 regroupaient à la fois ceux qui rejetaient la mondialisation et l’immigration et ceux qui, comme Boris Johnson, chantaient les louanges de "Global Britain". Tous se sont retrouvés dans le Brexit mais pour des raisons fondamentalement différentes. C’est pourquoi Reform UK, qui a hérité de cette contradiction, est plus libéral et plus ouvert à la mondialisation que ses homologues européens.

Cependant, même sur le continent, les critiques contre la mondialisation contiennent aussi une grande part de cynisme. Le PiS polonais, par exemple, est à la fois très critique de la mondialisation et très pro américain. Et cela ne date pas de Donald Trump ! En Hongrie, c’est encore plus marqué : la Chine est l’investisseur numéro un dans ce pays, mais cela n’empêche pas Orban d’afficher son hostilité à la mondialisation… La ligne plus ou moins pro-business est un meilleur critère des politiques qu’ils mènent que leurs déclarations contre la mondialisation, qui sont de la rhétorique.

Au RN le positionnement antimondialisation s’accompagne d’un discours de défense de l’État providence, est-ce une ligne qu’on retrouve ailleurs ?

Oui mais pas partout, pas chez Meloni notamment. Elle s’est attaquée dès son arrivée au pouvoir au revenu minimum garanti, héritage des populistes de gauche du parti Cinq Étoiles. Dans d’autres pays où l’Etat s’aligne sur l’Eglise catholique, comme en Pologne et en Hongrie, on défend beaucoup l’État providence. L’AfD est un cran en dessous, car elle met moins l’emphase sur la protection des Allemands que sur la "dé-protection" des immigrés. En France, le calcul de Marine Le Pen était de pouvoir à la fois parler aux classes moyennes du sud et aux populations plus modestes du nord de l’Hexagone. Bardella cherche aussi à ménager la chèvre et le chou mais au fond, il est sur une ligne soucieuse de rassurer les entreprises.

Sur l’environnement, y a-t-il unanimité des populistes contre les mesures écologiques contraignantes ?

L’attachement à l’énergie nucléaire est une thématique présente dans les positions de l’AfD comme au RN. Et dans tous ces partis populistes de droite, il y a un rejet du Pacte vert européen. Tout comme l’immigration, il s’agit là d’une thématique très technique, perçue comme émanant de Bruxelles. Dans un cas comme dans l’autre, on fait passer l’élite bruxelloise pour une entité déconnectée qui se fiche de ce que pense l’homme de la rue et qui lui impose des réglementations incompréhensibles. C’est du pain bénit pour le discours populiste. Il faut y ajouter la critique des énergies renouvelables, des éoliennes et des panneaux solaires accusés de défigurer la nature, patrimoine du peuple. La critique s’exprime moins en Europe centrale et orientale, parce que les Verts y sont moins présents. Le positionnement sur l’agriculture est lui aussi différenciant. Certains comme le RN, les Fratelli ou le PiS polonais défendent bec et ongles la Politique agricole commune, d’autres y voient plus un sujet de débat.

L’incapacité de ces partis à former un groupe commun au Parlement européen reflète-t-elle une vraie divergence politique ou plutôt des jeux de pouvoir ?

L’éclatement actuel reflète avant tout le désaccord sur la Russie ! Cependant, il y a aussi des animosités plus personnelles, avec par exemple Marine Le Pen qui refuse de siéger avec l’AfD pour ne pas ruiner sa stratégie de "dédiabolisation". Et comme tous ces partis sont nationalistes, il est compliqué pour eux de conclure des alliances transfrontières… Ils sont tous alignés sur l’idée de se désaligner. Mais ils savent que former un groupe parlementaire est utile pour obtenir des financements et de l’influence politique.

A partir de toutes ces réflexions, peut-on esquisser une typologie des partis populistes de droite ?

On peut construire une matrice en mettant en abscisse les pragmatiques libéraux d’un côté et les dogmatiques illibéraux de l’autre, et en ordonnée l’euroscepticisme plus ou moins prononcé de chaque parti. On pourrait ainsi définir quatre groupes, les libéraux anti-UE avec l’AfD et Bardella, les non-libéraux anti-UE avec notamment Marine Le Pen, les libéraux pragmatiques avec les Fratelli d'Italia, les non-libéraux pragmatiques avec le Fidesz de Viktor Orban… Mais puisque l’AfD et le RN n’ont jamais participé au gouvernement, il est difficile de savoir s’ils sont vraiment pragmatiques. En outre, tous ces partis ne marchent pas comme un seul homme, ils sont traversés par des courants et des débats.

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