Idées. Des agriculteurs opposés à l'abattage de tout leur troupeau en raison de la dermatose nodulaire ont mis en avant leur attachement à ces bêtes. Certains les ont accusés d'hypocrisie...
Publié le 19/12/2025 à 12:00

Un vétérinaire tient un pistolet doseur devant des vaches lors d'une campagne de vaccination contre la dermatose nodulaire contagieuse, le 17 décembre 2025, dans une ferme de Riupeyrous
afp.com/Philippe LOPEZ
La colère s’est emparée d’une partie du monde agricole. Celle-ci gronde depuis plusieurs années mais, cette fois, elle prend prétexte de l’épidémie de dermatose nodulaire, qui se répand depuis juin, pour se faire entendre. Plus précisément, ce sont les mesures sanitaires – qui préconisent l’abattage de tout le troupeau lorsqu’un cas est détecté – qui attisent la rage des éleveurs. Celle-ci se fonde en partie sur des croyances complotistes : les mesures sanitaires dissimuleraient en fait la volonté d’obéir à l’Union européenne qui veut réduire le cheptel d’au moins 25 % et trouverait là un prétexte inespéré pour commencer à le faire ; ou encore l’État trouverait ici un moyen de remettre la main de façon autoritaire sur le monde agricole… Tout cela est relayé évidemment par les réseaux sociaux et les idiots utiles habituels de la crédulité. Cette colère s’adosse aussi sur une contestation de l’expertise scientifique des vétérinaires qui préconisent ces abattages ; ce qui leur vaut, d’ailleurs, menaces de morts et insultes, comme le mentionne dans les médias, David Quint, le président du Syndicat national des vétérinaires libéraux.
Elle se réclame, enfin, d’un sentiment qui inspirera le thème de cette chronique : la tristesse de devoir faire abattre son troupeau. Leurs multiples déclarations aux médias ne laissent pas de doute sur cet accablement moral : "Parce que le regard des vaches face à leurs croque-morts hante nos esprits" ; "Nos vaches ne sont pas des statistiques. Elles sont notre quotidien, notre patrimoine, notre famille". Une éleveuse, lors d’un rassemblement paysan dénonçant les abattages massifs de troupeaux, rappelle même que ses vaches ont un prénom.
Puisque les éleveurs contestent les finalités et les moyens utilisés par l’État dans cette crise, il est compréhensible qu’ils en viennent à l’argument de l’affection qui les lie à leur troupeau. Celui-ci ne convainc pas tout le monde et l’on suspecte les éleveurs d’être hypocrites en rappelant que, d’une part, ils seront indemnisés et que, d’autre part, la destination finale de ces bêtes, raison pour laquelle elles sont nourries, c’est l’abattoir. Cette suspicion se comprend et elle est sans doute vraie dans certains cas mais est-elle suffisante pour rendre compte de la situation morale de ces paysans ?
Une crise symbolique
Il faut comprendre que, dans l’esprit de ces professionnels, l’élevage est fait dans une intention productive : il s’agit, en quelque sorte, d’un télos, la cause finale de ces bêtes. Ceci n’empêche pas que cette affection soit encadrée par des enjeux économiques. Cependant, l’abattage sanitaire, en particulier s’il est contesté par une narration qui dévitalise les arguments utilitaires de l’État, apparaît comme une destruction sans finalité alimentaire. Celle-ci, imposée par une autorité extérieure, transforme l’éleveur en agent passif et involontaire de la mort et tout cela pour éviter un risque qui lui apparaît comme abstrait. En d’autres termes, la brutalité des abattages rompt le récit qui fait des éleveurs des accompagnants vers une mort qui a un sens. La brusque rupture avec ce récit leur donne l’impression qu’ils trahissent les bêtes inscrites dans un cycle narratif qui fait leur honneur professionnel. Vu de loin, la fin biologique est la même et le résultat économique aussi – si les indemnisations sont à la hauteur des dommages subis – mais l’univers de sens qui accompagne les éleveurs est littéralement incendié.
En réalité, cette crise est aussi et peut-être avant tout symbolique. Ce n’est pas que les éleveurs n’acceptent pas la mort de leur bête c’est qu’ils refusent une destruction qui leur paraît nier leur relation, leur savoir et leur dignité. On sait combien cette profession est fragilisée – on a beaucoup parlé de l’agribashing – et le traitement de cette épidémie les contraint à devenir de simples exécutants de décisions qui leur paraissent administratives au sens kafkaïen du terme. Les éleveurs savent bien que leurs bêtes doivent mourir, mais l’indemnisation prévue réduit à une ligne comptable le lien qu’ils ont avec leurs animaux et affecte tout simplement leur identité même. Et, dans de nombreux cas, que leur restent-ils d’autres ?
Gérald Bronner est sociologue et professeur à la Sorbonne Université

il y a 2 hour
1



