Chronique. Cette semaine, notre chroniqueur Christophe Donner est allé voir "La Cage aux folles" au Théâtre du Châtelet, cinquante ans après n’avoir pas su si la pièce de Jean Poiret lui faisait honte ou marrer.
Publié le 17/12/2025 à 08:00

Élu à l'Académie française en 1955, Jean Cocteau compte parmi les artistes qui ont marqué la première moitié du XXe siècle.
Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP
La représentation de l’homosexualité a une histoire différente selon les régions, les civilisations, et selon ceux qui la racontent. Restons en France, à la fin des années 1960, quand j’ai commencé à en entendre parler, à la voir sortir des limbes de Rimbaud, de Gide, de Cocteau, de Genet. Parce qu’il faut bien dire qu’elles étaient surtout littéraires, ces représentations. Très confidentielles sur le plan cinématographique : essentiellement pornographiques. Au théâtre, si l’on considère les cabarets comme des théâtres interlopes, l’histoire s’écrivait dans la confidentialité, héritage d’une clandestinité devenue quelque peu folklorique, édulcorée par le rire. Ah, le rire, quelle chance, et quel malheur.
Dans la chanson, il y avait eu Brassens, en 1962, qui, dans Les Trompettes de la renommée, regrettait pour sa gloire de ne pas être "comme tout un chacun un peu tapette". Puis il y a eu, en 1967, Jacques Brel revenu chercher Les Bonbons qu’il avait offerts à Germaine pour les proposer à son jeune frère. Mmm…
La révolution est un mythe bien trop puritain pour considérer Mai 68 comme un moment charnière dans l’histoire de la représentation de l’homosexualité qui ne peut donc pas se confondre avec une histoire de la représentation de la violence.
J’ai beau remonter loin dans mes souvenirs de jeunesse, je ne vois pas d’autre incipit que le soir où j’ai entendu pour la première fois Charles Aznavour chanter Comme ils disent. La chanson qui jette un froid. C’était dans une maison de campagne des plus confortable, des plus insouciante, les plus vieux avaient chacun leur giton, parfois deux, des hommes de cinéma, à nous la piscine, le sauna, un peu trop d’héroïne à mon goût ; je parle évidemment d’une histoire personnelle de la représentation de l’homosexualité. Et là-dessus, le froid des mots, le frisson des violons. C’est qui, cet "homo comme ils disent" ? De qui parle-t-il ? Pas de nous, en tout cas. Un peu quand même. Et puis c’est quoi, cette compassion d’hétéro, on n’en veut pas. C’est gentil, merci, mais on n’habite pas seul avec maman.
J’ai longtemps pensé que le tube planétaire d’Aznavour avait inspiré Jean Poiret pour sa Cage aux folles, le personnage de Zaza comme antidote enjoué de l’homo déprimant d’Aznavour. En fait, non, pas du tout. L’inspiration serait montée à Jean Poiret par L’Escalier, une pièce de l’Américain Charles Dyer : un couple d’hommes, moitié dans le music-hall, moitié dans la coiffure, et, pour ne rater aucun cliché, l’un a une fille de 20 ans dont ils doivent faire la connaissance tandis que l’autre est poursuivi pour atteinte à la pudeur.
Comme dans la pièce de Jean Poiret, ce sont les deux acteurs, Paul Meurice et Daniel Ivernel, "confondant de virtuosité" si l’on en croit la critique de Poirot-Delpech parue dans Le Monde le 11 novembre 1967, qui parviennent à faire de cette pièce un sommet du comique, assurant à L’Escalier comme à La Cage un succès increvable, qui va engendrer pas moins de trois films, le coffret en Blu-ray des deux premiers vient de sortir en même temps que la comédie musicale. Je vous conseille de les regarder si l’histoire de la représentation de l’homosexualité vous intéresse encore.
Quant à moi, je suis allé voir au Châtelet, cinquante ans après n’avoir pas su si la pièce de Poiret me faisait honte ou marrer. Vieillir m’aura permis de comprendre le fonctionnement de l’hilarité dans ce cas précis. C’est quand le génie des auteurs et la virtuosité des acteurs nous font oublier l’objet du scandale que cette représentation suscite. L’oubli soulage, le diaphragme se détend, le rire balaie alors la "question homosexuelle" comme il balaie la "question juive" dans Larry et son nombril.
Je me demande si ce n’est pas le cri de Laurent Laffite à la fin du spectacle : "Je suis comme je suis !" Hurlement libératoire et déchirant qui a déchiré le rire de Dora et l’a fait pleurer. Rien que pour cette énigme, je n’ai pas regretté la soirée.

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