Des événements de fusion atypiques esquissent une généalogie des trous noirs

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GW241011 est bien étrange ! Derrière ce nom de code se cache le signal en ondes gravitationnelles émis lors de la fusion de deux trous noirs, détecté le 11 octobre 2024 grâce aux interféromètres géants américains (Ligo), européen (Virgo) et japonais (Kagra). En modélisant le système binaire à l’origine de cet événement, les astrophysiciens ont constaté que le mouvement de l’un des trous noirs était atypique… ce qui impliquerait que ce corps était probablement lui-même né de la fusion antérieure de deux trous noirs.

Dans la version simple d’un tel ballet cosmique, lorsque deux trous noirs fusionnent, ils donnent naissance à un trou noir unique dont la masse est quasiment égale à la somme des masses des progéniteurs. « Quasi », car une partie de la masse totale est convertie en énergie sous la forme d’ondes gravitationnelles. Celles-ci se propagent à travers tout l’Univers sur des distances vertigineuses, et peuvent être détectées jusqu’à plusieurs milliards d’années-lumière, en faisant vibrer la toile de l’espace-temps cosmique. Ce sont ces vibrations que les interféromètres géants mesurent. L’analyse de ces signaux révèle de nombreuses propriétés de la fusion, comme la masse des trous noirs impliqués, l’orientation de leur axe de rotation, leur sens de rotation, etc. Or l’événement GW241011 sort de l’ordinaire… et il n’est pas le seul : à peine un mois plus tard, le 10 novembre, un autre signal atypique, GW241110, a également été enregistré !

Le premier, GW241011, s’est produit à 700 millions d’années-lumière de la Terre et correspond à la fusion de trous noirs de masses égales à 20 et 6 masses solaires. Le plus gros des protagonistes avait une vitesse de rotation extrêmement élevée, de l’ordre de 69 à 87 % du maximum théorique autorisé. C’est l’une des rotations les plus rapides jamais observées pour un trou noir dans un système en coalescence. De façon générale, lorsqu’une étoile arrive en fin de vie et forme un trou noir, elle est dotée d’un mouvement de rotation qui est amplifié lors de son effondrement (par conservation du moment angulaire, de la même façon qu’un patineur tourne plus vite quand il ramène les bras le long de son corps). Mais une vitesse aussi élevée pour GW241011 laisse à penser qu’elle a été acquise autrement… lors de la fusion de deux trous noirs, ses parents. Les astrophysiciens ont estimé que ce trou noir serait donc né de la rencontre de deux trous noirs de 13 et 8 masses solaires.

L’événement GW241110 est assez similaire, avec la fusion d’un trou noir de 8 masses solaires et d’un autre de 17 masses solaires. Parce que ce dernier avait aussi une vitesse de rotation élevée (entre 21 et 94 % du maximum théorique), il était lui aussi, selon toute probabilité, le fruit d’une fusion de deux trous noirs, de 5 et 12 masses solaires. Autre particularité de GW241110, alors que les trous noirs tendent à tourner sur eux-mêmes dans le même sens que leur orbite (parce que les étoiles dont ils sont issus se sont formées dans le même nuage de gaz qui présentait un mouvement de rotation global dont chaque astre a hérité), ici le trou noir de 17 masses solaires tournait sur lui-même en sens opposé à la rotation du système, une anomalie jamais observée auparavant, qui renforce l’hypothèse qu’il est né d’une coalescence antérieure.

La différence de masse dans les deux cas est encore un argument en faveur d’un processus de fusion « hiérarchique » : l’arbre généalogique commence avec des trous noirs de masse stellaire, puis, par fusions successives, les objets cosmiques gagnent en masse. C’est un des scénarios qui expliqueraient le mieux l’existence des trous noirs de masse intermédiaire, qui font plusieurs milliers de masses solaires. Ces derniers sont trop massifs pour être produits lors de l’effondrement d’une étoile. Ils sont probablement nés de coalescences successives.

Ces fusions de « seconde génération » ne peuvent pas se produire n’importe où dans l’Univers. Il faut un environnement assez dense pour que la probabilité de plusieurs rencontres entre des trous noirs soit assez élevée. C’est typiquement le cas des amas stellaires jeunes ou des amas globulaires.

Par ailleurs, le signal de GW241011 était parmi les plus forts jamais enregistrés et a servi de « laboratoire ». Par exemple, le trou noir de seconde génération de ce système binaire tournait si vite qu’il a permis de tester certaines prédictions de la théorie de la relativité générale, et en particulier la « solution de Kerr », qui décrit un trou noir en rotation. Celle-ci prévoit que lorsque le trou noir est en rotation rapide, il se déforme légèrement, ce qui laisse une empreinte dans le signal des ondes gravitationnelles. Et cela a bien été mesuré dans le signal des interféromètres.

Autre test, aussi bien dans GW241011 que dans GW241110, la différence de masse entre les deux corps était du simple au double ; on peut alors s’attendre à une sorte de « bourdonnement » dans les ondes gravitationnelles : d’une certaine façon, le signal a une composante fondamentale due au mouvement orbital des deux corps à laquelle s’ajoute une « harmonique supérieure » comme dans un instrument de musique. Les interféromètres ont bien entendu cette harmonique dans le signal de GW241011.

La relativité générale n’est pas la seule théorie qui a été mise à l’épreuve. Les chercheurs ont aussi testé certains scénarios d’extension du modèle standard de la physique des particules. Par exemple, certains modèles suggèrent qu’il existe des particules ultralégères (de type bosons) dont l’existence reste à prouver. Par un mécanisme dit « de superradiance rotationnelle », un trou noir en rotation rapide pourrait convertir une partie de son énergie de rotation en de telles particules. Ce faisant, le trou noir ralentirait progressivement. Or le temps pour que deux trous noirs se rapprochent assez pour fusionner se compte en millions, voire en milliards, d’années. Que le trou noir de GW241011 ait maintenu une vitesse de rotation aussi élevée pendant si longtemps permet d’éliminer un grand nombre de scénarios avec des bosons ultralégers (entre 10 – 13 et 10 – 12 électronvolts). Ce qui met à mal notamment certains scénarios d’axions, des particules candidates pour la matière noire !

Des événements de fusion atypiques esquissent une généalogie des trous noirs

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