Des grandes annonces de Donald Trump sur le nucléaire, le grand public a surtout retenu la possible reprise des essais militaires sur le terrain, après plusieurs décennies d’arrêt. Mais dans les executive orders du président américain, une autre mesure, historique elle aussi, commence à créer des remous. Dans un souci d’efficacité, l’administration souhaite relever les seuils maximums d’exposition à la radioactivité pour la population. Il n’en fallait pas plus pour accentuer la peur de l’atome.
Aux Etats-Unis, certains médias évoquent déjà un pic de cancers à venir ou l’arrivée, dans les supermarchés, de poêles à frire radioactives fabriquées à partir de matériaux irradiés recyclés. "Le débat mérite pourtant d’être plus nuancé, estime Dominique Greneche, docteur en physique nucléaire et membre de PNC-France (Patrimoine nucléaire et climat). Non seulement des scientifiques tout à fait respectables sont favorables à ce changement de norme. Mais le président américain a le mérite de mettre le doigt sur un problème rarement abordé : l’excès de sûreté en matière de nucléaire civil."
La réglementation sur les radiations
Aux Etats-Unis, deux idées fortes servent de pilier à la réglementation sur les radiations. La première part du principe que le risque lié aux rayonnements est directement proportionnel à la dose, et qu’il n’y a pas de seuil en dessous duquel ce risque est nul. Le second principe, qui découle du précédent, cherche à maintenir l’exposition des travailleurs et du public aussi faible que raisonnablement possible. Et c’est cette fameuse règle du As Low As Reasonnably Achievable (ALARA), qui se retrouve aujourd’hui dans le viseur de l’administration américaine.
"Concrètement, les limites de dose aux États-Unis sont de 50 millisieverts (mSv) par an pour les travailleurs du nucléaire et de 1 mSv pour le public. Le ministère de l’Énergie et la Commission de réglementation nucléaire n’ont pas encore publié leur projet, nous ne savons donc pas exactement quels seront les changements. Cependant, même si rien n’est encore officiel, les modifications envisagées pourraient augmenter les doses admissibles pour le public autour de 5 mSv par an. Il s’agirait également de supprimer ou d’affaiblir le principe de l’ALARA", détaille Emily Caffrey, physicienne certifiée en radioprotection, professeure à l’université d’Alabama-Birmingham.
Pourquoi remettre en question cette règle pleine de bon sens héritée des années 1950 ? "Il semblait prudent d’appliquer ce principe à l’époque, mais la notion de 'raisonnablement possible' a depuis lors été interprétée de manière très large, entraînant des conséquences indésirables", confie Craig Piercy, dirigeant de l’American Nuclear Society, une société savante regroupant plusieurs milliers de scientifiques. Le strict respect de cette règle entraîne par exemple des travaux de construction supplémentaires sur les sites de traitement des déchets radioactifs. Il se traduit parfois par un refus de radiothérapie pour un patient ou des décès inutiles comme lors de l’évacuation de la région de Fukushima.
"Après la catastrophe, les autorités ont décidé d’évacuer 78 200 personnes vivant dans des zones définies en fonction de ces limites très basses. Or plusieurs études ont attribué ensuite entre 1 600 et 2 200 décès à cette opération (morts de personnes âgées faute de soin, décès dans les transports, suicides…). Dès lors, il faut s’interroger sur le bilan sanitaire global de type de gestion post-accidentelle basé sur les normes trop restrictives", détaille Dominique Greneche.
Des marges confortables
D’autant qu’un rapport récent confirme qu’en matière de radioactivité, il existe une marge importante de sécurité permettant de relever les seuils d’exposition sans mettre la population en danger. Selon ce document, rédigé par les scientifiques du laboratoire national de l’Idaho, les études épidémiologiques n’ont jamais réussi à démontrer des effets statistiquement significatifs sur la santé à des doses inférieures à 100 mSv. Conclusion des experts : pour le grand public, "la limite actuelle de 1 mSv par an semble trop restrictive. Une révision à 5 mSv par an pour le grand public permettrait de maintenir une marge de sécurité substantielle tout en en permettant une mise en œuvre plus rentable des technologies nucléaires bénéfiques pour les secteurs de l’énergie, de la santé et de l’industrie".
Craig Piercy acquiesce : "Oui, les rayonnements causent la mort à fortes doses. Ils provoquent le cancer de manière relativement linéaire sur le plan statistique. Mais à environ 50 mSv par an, le signal épidémiologique des effets néfastes sur la santé disparaît au milieu d’autres facteurs (alimentation, forme physique…). Sans preuve directe chez les populations humaines, les scientifiques ne peuvent que théoriser sur les effets de l’exposition aux rayonnements à ces niveaux proches du fond".
Mais comment rassurer la population sur un sujet aussi sensible ? "La question de savoir si ce changement de norme est acceptable relève de la politique et de valeurs comme la tolérance au risque. Elle ne peut être tranchée par une simple réponse scientifique. Bien que je ne qualifierais pas personnellement ce changement potentiel de dangereux, il comporte des implications méritant d’être débattues", souligne Emily Caffrey.
Les effets économiques d’une telle décision, en revanche, sont parfaitement clairs. Par exemple, les normes drastiques augmentent considérablement les coûts pour la filière de retraitement des déchets. Elles réduisent aussi les perspectives de recyclage. "C’est vrai pour les Etats-Unis, mais aussi pour la France, estime Dominique Greneche. Nous avons chez nous une règle spécifique, un seuil de radioactivité en dessous duquel les déchets issus d’une installation nucléaire ne peuvent être gérés comme des matériaux conventionnels. Nous sommes le seul pays au monde à nous payer le luxe d’un tel fardeau réglementaire". Même l’ancien directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), Jacques Repussard, s’en inquiète dans une interview donnée à la Société française d’énergie nucléaire (Sfen). "Ce mécanisme comporte deux inconvénients. Le premier : c’est un système luxueux. Tout ce qui sort de la zone contrôlée est réputé radioactif, même s’il n’y a pas du tout de contamination. Mais l’inconvénient le plus sérieux est que cela conduit, paradoxalement, à fausser la représentation qu’a le public des déchets radioactifs. Il peut en effet légitimement penser que si l’on prend tant de précautions, c’est que ceux-ci sont très dangereux dès le premier becquerel… Ce qui est évidemment faux".
"A force d’empiler des normes, on atteint une limite difficile à franchir en matière de sûreté ; c’est comme si on avait mis en place un nœud coulant", prévient Dominique Greneche. La France devrait donc mener elle aussi son introspection ? Le scientifique en est persuadé. "Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, Donald Trump a sans doute raison de mettre un coup de pied dans la fourmilière."

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