Et soudain la colère l’a submergée. Interrompue par le député libéral-démocrate Max Wilkinson, qui l’accusait "d’attiser les divisions" avec sa proposition de refonte des lois sur l’asile - la plus radicale depuis la Seconde Guerre mondiale -, la ministre de l’Intérieur britannique, Shabana Mahmood, a levé les yeux de son texte et fixé son opposant. La tirade qui a suivi a glacé les membres de la Chambre des Communes. "Contrairement à mon honorable collègue, c’est moi que l’on traite régulièrement de 'putain de Paki'. Et c’est à moi que l’on ordonne de 'rentrer dans mon pays'".

Si le Royaume-Uni est devenu aujourd’hui bien plus raciste qu’il ne l’était, selon Shabana Mahmood, c’est précisément parce que la gauche, sa propre famille politique, est dans le déni au sujet de l’immigration.

"Nous savons que le système ne fonctionne plus et il faudrait prétendre que tout va bien, dit-elle. Cela ne fait du bien à personne." Elle l’assure : "dans ma circonscription, 70 % des gens sont d’origine immigrée. Ce qu’ils veulent, c’est le contrôle de l’immigration." Les suffrages exprimés lors du référendum du Brexit semblent lui donner raison. Dans les terres traditionnellement travaillistes du nord de l’Angleterre, les Britanniques d’origine immigrée ont parfois voté massivement pour quitter l’Union Européenne et empêcher l’arrivée de migrants européens, comme les Polonais et les Roumains.

Rendre le statut de réfugié plus difficile à obtenir

Quant à ses collègues qui voudraient qu’elle pense et agisse différemment parce qu’elle est fille d’immigrés, Mahmood s’insurge. Elle s’est confiée quelques jours après sa saillie : "J’ai eu le sentiment qu’on me renvoyait à une sorte de 'reste à ta place' et 'tu es censée penser d’une certaine manière'. Et aussi : 'comment oses-tu, en tant que femme de ton origine, penser ou dire de pareilles choses ?' J’ai eu droit à beaucoup d’attaques très personnelles laissant entendre que j’agis contre les intérêts des personnes que je représente, ce que je rejette évidemment totalement."

Au contraire, elle estime que c’est en rendant le statut de réfugié beaucoup plus difficile à obtenir qu’elle pourra à la fois protéger les anciens immigrés aujourd’hui intégrés, montrer au pays tout entier que l’on peut contrôler les flux migratoires, faire baisser les tensions raciales et, ainsi, couper la route à Nigel Farage et son parti Reform, qui caracole en tête des sondages d’opinion, avec sa stratégie centrée sur les difficultés du gouvernement travailliste de Keir Starmer à lutter contre l’immigration illégale.

Elle a grandi en Arabie saoudite

Femme de conviction, dans un parti qui n’en montre guère, avec un leader, le très impopulaire Keir Starmer, qui navigue à vue depuis son élection en juillet 2024, Shabana Mahmood détonne. Fille de Pakistanais Kashmiri, elle est née en 1980 à Birmingham, mais a grandi en Arabie saoudite jusqu’à l’âge de sept ans, son père ingénieur ayant obtenu un poste dans une entreprise de dessalinisation.

La famille, très pieuse, passe les vacances en pèlerinage à La Mecque ou à Médine. De retour à Birmingham, ses parents achètent et tiennent une petite épicerie de quartier, comme il y en a tant en Grande-Bretagne. Inspirée par la série de télévision Kavanagh, dont le personnage principal est un avocat d’origine modeste devenu star du barreau, Shabana Mahmood se lance dans des études de droit à Oxford et se spécialise dans le droit du travail. La politique comme le débat la passionnent et, en 2010, Mahmood gagne la députation pour Birmingham sous la bannière du Labour Party.

Au parlement, Mahmood est alors remarquée par la conservatrice Sayeeda Warsi, membre de la Chambre des Lords et première femme musulmane d’un gouvernement britannique, qui la prend sous son aile. Jeremy Corbyn aurait aimé en faire un membre de sa garde rapprochée, mais elle se sent plus proche de modérés tels que Keir Starmer, dont elle pilote la campagne victorieuse de 2024. Pour la récompenser, Starmer la nomme ministre de la Justice, avant de la promouvoir en septembre dernier ministre de l’Intérieur.

De ses sentiments religieux, elle parle librement : "Ma foi est le centre de ma vie, affirme-t-elle. Ma foi m’a poussé vers le service de l’État, c’est le moteur de ma vie et le prisme par lequel je vois la vie." Dans un pays qui ne connaît pas la séparation de l’Église et de l’État, la religion n’est le plus souvent considérée que sous son côté culturel et folklorique. Sa piété ne choque personne, en revanche, elle a dû réfréner ses prises de position pro palestinienne pendant la campagne électorale pour ne pas mettre Keir Starmer dans l’embarras.

Une réforme radicale

Toujours est-il que sa réforme du droit d’asile annoncée le 17 novembre dernier a surpris tout le monde par sa radicalité, à tel point que le leader des conservateurs, Kemi Badenoch, n’avait que des fleurs à lui jeter. Le statut de réfugié ne serait plus permanent mais temporaire, revu tous les 30 mois. Si le pays d’origine redevient sûr, le réfugié devra y retourner. Pour les immigrés arrivés de façon illégale, ils devront attendre vingt ans, et non plus cinq ans, pour être éligible à une carte de séjour permanente. Les aides sociales ne seraient plus accordées qu’aux réfugiés les plus démunis. S’ils sont arrivés au Royaume-Uni avec des effets personnels de valeur comme des bijoux ou des espèces, ceux-ci seront saisis pour financer les frais de dossier et de procédure. Le regroupement familial sera sévèrement restreint et conditionné à des revenus conséquents, un niveau de langue suffisant et ne sera possible qu’au bout de cinq ans. Des familles entières, et ce même lorsque les enfants sont nés au Royaume-Uni (le droit du sol n’existant pas au Royaume-Uni), pourront être déportées vers leur pays d’origine. Si celui-ci refuse de les accepter, plus aucun visa ne sera délivré à ses ressortissants !

Cette réforme, si elle devenait loi - ce qui a toutes les chances d’advenir, étant donné la majorité écrasante du Labour à la Chambre des Communes (405 députés sur 650), représentera un changement majeur dans la politique d’asile du Royaume-Uni. Jusqu’ici fondé sur un modèle de protection stable, le nouveau modèle est basé sur le temporaire et le conditionnel, autrement dit l’incertitude totale pour le demandeur d’asile.

Trevor Phillips, d’origine guyanaise, auteur de l’ouvrage Windrush, The Irresistible Rise of Multi-racial Britain et ancien Président de la commission pour l’Égalité Raciale créée par Tony Blair en 2003, comprend parfaitement la logique derrière "le paradoxe Shabana". Pour lui, "c’est en durcissant les conditions d’entrée et de séjour des nouveaux arrivants que l’on peut espérer préserver la tolérance britannique." Toute tolérance ayant ses limites, elle doit être réservée à un nombre restreint de nouveaux arrivants. Phillips préconise même d’interdire les transferts d’argent effectués par les immigrés vers leur pays d’origine, dont les montants se sont élevés, dit-il, à 9,3 milliards de livres sterling (soit 10,6 milliards d’euros) en 2023. "L’effet dissuasif serait immédiat".

Pour Patrick Maguire, grand connaisseur du parti travailliste, auteur de deux essais à succès, l’un sur Jeremy Corbyn, l’autre sur Keir Starmer, Shabana Mahmood "est une figure singulière, qui ne s’identifie à rien autant qu’à sa propre expérience. À Conor McGinn, catholique d’Irlande du Nord avec qui elle a dirigé les campagnes électorales de Starmer dans l’opposition, elle se plaignait souvent : "Même si nous sommes des initiés, nous resterons toujours des outsiders."

Certains voient derrière Mahmood l’influence du Blue Labour, mouvance prolétaire patriotique théorisée par Maurice Glasman, aujourd’hui membre de la chambre des Lords. Culturellement et socialement conservateur, économiquement interventionniste, ces travaillistes ont toujours poussé Keir Starmer à se montrer ferme en matière d’immigration. Selon Patrick Maguire, on parle désormais de "Mahmoodisme" : "une politique enracinée dans le territoire, la condition sociale et les convictions religieuses… et qui oblige le Parti travailliste à réfléchir."