Moyen-Orient . Michael Ratney décrypte la trajectoire de Mohammed ben Salmane, convaincu qu’il doit désormais, pour transformer son pays, renoncer à vouloir transformer la région. Le hic ? Ses velléités pourraient bien se heurter à "deux facteurs qu’il ne maîtrise pas"…
Publié le 11/12/2025 à 17:15

Le prince héritier et Premier ministre Mohammed ben Salmane d'Arabie saoudite écoute le président américain Donald Trump prononcer un discours lors du Forum d'investissement américano-saoudien au Kennedy Center, le 19 novembre 2025 à Washington.
Getty Images via AFP
Il y a encore un an, Michael Ratney officiait en tant qu’ambassadeur des Etats-Unis en Arabie saoudite. En poste pendant deux ans, ce diplomate américain et conseiller principal au Center for Strategic and International Studies (Washington DC) a été aux premières loges pour observer l’évolution du prince héritier Mohammed ben Salmane qui, depuis quelque temps, paraît désormais vouloir assouplir une ligne longtemps autoritaire à l’intérieur et agressive sur le plan régional.
Pour L’Express, le diplomate décrit un leader pressé de créer une économie diversifiée, capable de prospérer dans un monde post-fossile. Le problème étant que ses ambitions de modernisation dépendent grandement de "deux facteurs qu’il ne maîtrise pas" : les prix du pétrole et les conflits avoisinants, qui pourraient bien refroidir investisseurs et touristes étrangers. Pas de quoi changer drastiquement ses ambitions, mais suffisant, à en croire Michael Ratney, pour redéfinir certaines de ses priorités… Normalisation des relations avec Israël, Iran, pays du Golfe, ce spécialiste radiographie les nouvelles priorités du leader saoudien. Entretien.
L’Express : Mohammed ben Salmane semble avoir opéré un virage, passant d’une politique autoritaire sur le plan intérieur et agressive dans la région, à une orientation plus ouverte. Comment l’expliquer ?
Michael Ratney : Quand MBS est devenu ministre de la Défense, puis prince héritier en 2017, il était plus jeune et certainement moins expérimenté qu’aujourd’hui. Il connaissait bien le fonctionnement de son pays, mais il a peut-être surestimé sa capacité à façonner la région à sa guise. Il a entrepris plusieurs initiatives qui se sont révélées insatisfaisantes voire, à certains égards, désastreuses. Il pensait par exemple qu’il pourrait vaincre les Houthis au Yémen en intensifiant les bombardements, prendre l’avantage sur l’Iran, et même contrôler la politique au Liban en faisant pression sur le Premier ministre de l’époque, Saad Hariri. Mais rien de tout cela n’a véritablement fonctionné.
C’est en partie à la suite de ces revers, aux alentours de 2018, que MBS a commencé à changer d’orientation, passant d’une volonté de façonner la région à celle de se concentrer presque exclusivement sur ce qui se passe à l’intérieur de son pays. Désormais, il cherche au contraire à se tenir le plus éloigné possible de la région et de ses conflits pour en limiter l’impact négatif sur son pays. Et donc se recentrer sur ce qui lui tient vraiment à cœur : la transformation économique et sociale de l’Arabie saoudite. En d’autres termes, MBS a pris conscience, l’âge aidant, que s’il veut réaliser le type de transformation interne qu’il souhaite, il doit abandonner toute ambition de transformer la région.
Certains observateurs y voient cependant un changement de façade…
Qui dit "façade" dit "manœuvre" en arrière-plan. Alors qu’essaierait-il de faire ? Poursuivre en secret ses tentatives de remodeler la région ? Si tel était le cas, certains indices nous auraient déjà alertés. Or sur bon nombre de conflits, du Yémen à l’Iran, en passant par la Syrie, Gaza, ou le Soudan, MBS ne semble pas particulièrement désireux de les résoudre. Il cherche plutôt à les désamorcer et à en éloigner les effets négatifs de l’Arabie saoudite. A mes yeux, ses priorités sont désormais presque exclusivement internes à son pays. Et pour cause : l’Arabie saoudite est un pays qui dépend encore largement des revenus pétroliers. Mais à un moment donné, soit le monde ne demandera plus de pétrole, soit il commencera à en manquer. Personne ne sait quand cela se produira mais si, à ce moment-là, l’Arabie saoudite ne dispose pas d’une économie viable, elle se retrouvera confrontée à de sérieux problèmes. MBS ressent donc une certaine urgence à créer une économie diversifiée, capable de prospérer dans un monde post-fossile. L’ennui étant que ses ambitions de modernisation dépendent grandement de deux facteurs qu’il ne maîtrise pas…
Lesquels ?
D’abord, les prix du pétrole. Bien qu’il tente de créer une économie qui s’en détache, pour l’instant, cette transformation est grandement dépendante des exportations de pétrole. Or comme le prix de cette énergie est en baisse, cela crée un risque important. Ensuite, il y a la question des conflits avoisinants dans la région qui, de toute évidence, défient la désescalade, et pourraient refroidir les investisseurs et les touristes étrangers. Ce sont là les deux grandes menaces qui pèsent sur ses ambitions, même s’il me semble que la question du pétrole est la plus importante.
Quel impact cela pourrait-il avoir sur sa politique ?
Sans que cela ne change drastiquement ses ambitions, il est probable que MBS soit déjà en train de redéfinir certaines de ses priorités en matière de dépenses. Certains projets, comme les infrastructures censées accueillir la Coupe du monde en 2034, verront sans doute le jour dans les temps car l’Arabie saoudite s’y est engagée auprès d’acteurs extérieurs. Mais pour d’autres, comme "The Line" - une ville de verre longue de 160 km située à Neom, dans le nord-ouest du pays, qui devrait coûter des centaines de milliards de dollars - seront peut-être ralentis tant que les prix du pétrole resteront à leur niveau actuel.
Cela étant dit, bon nombre des réformes les plus importantes entreprises par MBS ne sont pas les plus coûteuses. Ainsi de celle du système éducatif, comprise dans Vision 2030. Il y a aussi tout ce qui concerne l’intégration des femmes dans la population active, qui ne coûte rien en soi – il s’agit simplement de modifier les lois et les réglementations, et de faire preuve de volonté politique. Or si vous visitez l’Arabie saoudite aujourd’hui, vous constatez qu’il y a eu des changements assez spectaculaires dans ces domaines. A mon sens, bon nombre de ces efforts de transformation sociale se poursuivront donc, quoi qu’il se passe.
Qu’avez-vous pensé de la rencontre entre Donald Trump et Mohammed ben Salmane le 18 novembre ?
MBS s’en est très bien sorti car, sur ses trois objectifs – un accord de défense, un autre sur l’IA et les exportations de puces avancées et un dernier sur l’énergie – tous ont été plus ou moins suivis de résultats. Sur la défense, bien que nous ne connaissions pas le contenu exact de ce qui a été signé, le fait est qu'ils se sont entendus sur un accord. L’Arabie saoudite ayant notamment été désignée "allié majeur non-membre de l’Otan", ce qui n’est pas rien. Quant aux Etats-Unis, ils se sont dits prêts à vendre à Riyad des F-35, soit nos avions de chasse les plus avancés. Certes, MBS souhaite plus que tout un accord de défense mutuelle – qui nécessiterait la ratification de notre Sénat. Mais il comprend aussi que cela ne pourra se faire que dans le cadre d’un accord global impliquant la normalisation des relations avec Israël, entre autres. Ce qui reste pour l’heure, hors de propos. MBS a donc sans doute obtenu le maximum de ce qu’il pouvait en l’espèce.
Qu’en est-il du reste ?
Sur le volet de l’IA et des exportations de puces avancées aussi, MBS semble avoir obtenu gain de cause – ce, alors même que, depuis la présidence de Joe Biden, il s’agissait d’une question controversée au sein des administrations américaines. Quant au volet énergétique, rappelons que MBS souhaitait une forme de coopération dans le domaine du nucléaire civil. Là encore, l’accord conclu est assez vague. Il ne mentionne rien concernant l’enrichissement, ni même concernant l’accord "123", qui formaliserait en quelque sorte la coopération nucléaire civile avec l’Arabie saoudite tout en cherchant à prévenir la prolifération nucléaire militaire. En l’état, ce qui a été conclu semble surtout viser à poursuivre les discussions en la matière. Ce qui, en soi, n’est pas rien, car cela rend au moins public le fait que les Etats-Unis et l’Arabie saoudite vont coopérer dans le domaine de l’énergie nucléaire civile. En bref, MBS est reparti chez lui relativement victorieux, sans que cela lui coûte d’énormes concessions.
Selon Bernard Haykel, professeur d’études du Proche-Orient à l’université de Princeton, tout le défi sera pour MBS de maintenir cette alliance durant l’après Trump. Le rejoignez-vous ?
Oui. Il n’est pas dans l’intérêt de MBS d’être perçu comme ayant une relation partisane avec les Etats-Unis, car il veut que cette relation dure éternellement. Or il est vrai que si MBS est reparti gagnant de Washington, il a également donné l’impression que sa relation avec les Etats-Unis se résume à Donald Trump. Il y a donc un risque, à l’avenir, que certains futurs gouvernements, notamment démocrates, soient méfiants. Il appartiendra à l’Arabie saoudite d’établir des ponts qui dépassent le cadre de la Maison-Blanche. Ce qui sera évidemment très difficile, non seulement car Donald Trump occupe une place prépondérante dans cette relation, mais aussi car le président américain aime l’idée d’avoir des relations très personnalisées.
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L'Arabie saoudite se méfie fondamentalement des dirigeants iraniens et de leur idéologie
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Pourquoi la normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël reste-t-elle un dossier si complexe ? La guerre à Gaza masque-t-elle des obstacles structurels plus profonds ?
MBS était prêt à normaliser la relation avec Israël pour obtenir un accord de défense avec les Etats-Unis. Ce, même si l’idée que l’Arabie saoudite reconnaisse Israël et établisse des relations diplomatiques avec ce pays allait susciter la controverse au sein de sa famille et de la société. Mais la situation s’est compliquée après les attaques du 7-Octobre. Avant cela, la société saoudienne, voire le monde arabe dans son ensemble, s’était peu à peu détournée de la cause palestinienne. L’Arabie saoudite, dont la population est très jeune, avait en quelque sorte perdu le lien qui existait peut-être à l’époque de la génération du père de MBS. Pour le prince héritier, il s’agissait donc d’une opportunité pour faire avancer auprès des jeunes Saoudiens un dossier controversé.
Et puis il y a eu la guerre à Gaza. Les négociations se sont poursuivies, mais les Saoudiens ont clairement indiqué que leur prix serait plus élevé qu’auparavant, et qu’ils exigeraient au minimum la fin totale de la guerre, le retrait de l’armée israélienne de la bande de Gaza, et un engagement du gouvernement israélien à soutenir la création d’un Etat palestinien. Ce que le pouvoir israélien n’est bien évidemment pas disposé à faire. Ainsi, pour les Saoudiens, cela signifie que la normalisation n’est tout simplement pas à l’ordre du jour pour le moment. Ce qui nous a été confirmé lors de la rencontre entre Donald Trump et MBS, qui a refusé d’aller plus loin tant qu’une voie ne serait pas trouvée pour créer un Etat palestinien. Une chose est sûre : ces deux questions - mettre fin à la guerre et trouver une voie vers la création d’un Etat palestinien - seront ce que j’appelle le prix d’entrée pour toute normalisation de la relation israélo-saoudienne.
L’Arabie saoudite est par ailleurs dans un processus de normalisation avec l’Iran depuis 2023… Où en est ce dossier ?
Riyad a toujours entretenu des relations très antagonistes avec l’Iran. Le processus de normalisation en cours ne traduit pas autre chose qu’une détente. En tout cas, il ne s’agit pas, à mes yeux, d’un changement majeur dans la vision générale que MBS a des Iraniens. L’Arabie saoudite se méfie fondamentalement des dirigeants iraniens et de leur idéologie. Mais étant donné que l’objectif de Riyad est de réduire le risque que l’Iran utilise ses proxys pour causer des problèmes à l’intérieur de son pays, il est dans son intérêt de rétablir des relations diplomatiques. D’autant que la Chine a proposé son aide pour servir de médiateur, ce qui constituait une opportunité.
Comment MBS jongle-t-il entre le rapprochement tactique avec la Chine et la Russie et la nécessité de maintenir une relation privilégiée avec les Etats-Unis ?
La vision de MBS en la matière est ambivalente. D’un côté, l’Arabie saoudite se considère comme parfaitement positionnée pour tirer parti d’un monde multipolaire. Entre la Chine, l’Inde, l’Europe, l’Afrique, et l’Amérique du Nord, elle peut entretenir des relations avec tous ces pays à son avantage. La Chine est un client important pour le pétrole. La Russie est un producteur de pétrole avec lequel Riyad travaille dans le cadre de l’Opep+. L’Europe sera toujours un partenaire majeur pour le commerce et les investissements… Il y a donc d’un côté cette tentation d’embrasser totalement la voie de ce monde multipolaire. De l’autre, MBS veut vraiment obtenir un partenariat stratégique avec les Etats-Unis. Mais il est malin, il sait qu’il ne doit pas dépasser certaines limites avec Washington : aucun problème s’il s’agit de vendre du pétrole, construire des raffineries, entretenir des relations commerciales avec certains autres pays. Mais pour les aspects les plus sensibles d’une relation stratégique, en particulier dans les domaines de la défense et de la technologie, c’est une autre affaire…
Comment les autres puissances du Golfe - notamment les Emirats arabes unis et le Qatar - perçoivent-elles l’affirmation croissante de MBS ?
Certains aspects de la relation entre ces pays nous sont totalement opaques. Il est toutefois évident que ces pays sont concurrents, en particulier les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Tous deux produisent du pétrole. Tous deux ont l’ambition de devenir des centres régionaux pour les affaires. Sans compter qu’il existe peut-être des dynamiques personnelles complexes entre leurs dirigeants.
A mon sens, l’Arabie saoudite se perçoit de manière fondamentalement différente des Emirats arabes unis ou du Qatar, qui sont de petits pays, avec une population réduite, mais extrêmement riches. De plus, la grande majorité de leur population est composée d’étrangers, ils n’ont donc essentiellement aucune responsabilité à leur égard. L’Arabie saoudite est différente. Elle compte plus de 35 millions d’habitants, dont les deux tiers sont des citoyens du pays. Les Saoudiens aiment dire que, contrairement au Qatar ou aux Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite est un vrai pays, et qu’ils ont de vrais problèmes nationaux, tels que l’éducation, le chômage… Comme ils sont de loin le plus grand pays de la région avec l’un des PIB les plus élevés, ils ont essentiellement le sentiment qu’ils devraient, en quelque sorte, définir l’agenda dans cette zone.
Comment la modernisation intérieure de l’Arabie saoudite est-elle perçue par les Saoudiens ?
Il n’y a pas beaucoup de sondages d’opinion. Il est donc difficile de le savoir. Je peux simplement vous dire, pour avoir vécu là-bas, que d’après ce que j’ai pu observer, cela semble extrêmement populaire, en particulier parmi les femmes. Les jeunes Saoudiennes qui n’ont jamais eu l’occasion de mener une vie normale dans leur pays et étaient exclues de la plupart des emplois paraissent vraiment adhérer à cette nouvelle donne. Les femmes saoudiennes considèrent que MBS a changé leur vie, et elles ne veulent plus revenir en arrière. En Occident, nous parlons souvent du fait que celles-ci peuvent maintenant conduire. Mais lorsque vous visitez l’Arabie saoudite, vous vous rendez compte que la conduite automobile est l’aspect le plus superficiel des changements qui se sont produits dans le pays pour les femmes. Désormais, elles peuvent non seulement conduire, travailler, mais aussi voyager, obtenir un passeport, vivre seules… Cela dit, l’Arabie saoudite est un pays très conservateur, et il y a sans doute des Saoudiens, plus âgés, qui n’apprécient pas ces changements. A mon sens, MBS fait en quelque sorte un pari en misant sur le fait que la jeune génération adhère à ce changement et que celle plus âgée finira par disparaître, le laissant avec une population jeune qui soutient vraiment ce qu’il essaie de faire.

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