Mercredi 26 novembre. Il fait sombre au-dessus de la base militaire aérienne de Creil. Rien ne distinguait cette nuit des autres, jusqu’à ce que plusieurs drones soient repérés dans le ciel. Les militaires chargés de la protection du site réagissent et tirent à l’aide d’armes de calibre 12, à canon lisse et à faible portée, selon la revue Air et Cosmos. Une information sur laquelle l’armée de l’Air ne s’est officiellement exprimée. Dans la foulée, un hélicoptère avec un équipage spécialisé dans la lutte antidrones est dépêché sur place. Lorsqu’il arrive, les drones ont d’ores et déjà disparu. Le nombre exact d’engins ayant survolé le site militaire reste flou. Air et Cosmos évoque jusqu’à six appareils simultanément. Un chiffre que l’armée ne confirme pas, sans pour autant le démentir.

Aucune dégradation n’est constatée. La base reste pleinement opérationnelle pour l’ensemble de ses missions, assure l’Armée de l’Air et de l’Espace (AAE). La nature du site rend toutefois l’événement immédiatement préoccupant. La base de Creil n’est pas une simple emprise militaire. Elle abrite notamment des installations de la Direction du renseignement militaire, l’un des principaux services de renseignement français. Une plainte est alors déposée et une enquête est ouverte.

Les nuits suivantes, les 28 et 30 novembre, de nouveaux soupçons émergent. Des militaires pensent à nouveau apercevoir des drones. Mais la nuit, le brouillard épais, et surtout la proximité de l’aéroport de Roissy, rendent toute levée de doute impossible.

"Qui aurait intérêt à faire ça ?"

Une question centrale concentre toutes les zones d’ombre : d’où proviennent ces drones et qui se trouve derrière leur pilotage ? Sur ce point, les certitudes sont rares et les hypothèses nombreuses. La première inconnue tient à la nature même des engins. "La distance de pilotage des drones est l’une des grandes inconnues. Ça dépend du type de drone et, d’abord, de savoir s’ils sont pilotés ou non. Certains peuvent être totalement autonomes : leur trajet est intégré dans les logiciels de navigation, ils partent, savent où aller et quand revenir, un peu comme un boomerang. Selon les modèles et le mode de pilotage, ils peuvent aussi être opérés à des dizaines de kilomètres", explique Jérôme Poirot, ancien coordonnateur adjoint du renseignement.

Cette diversité de modes opératoires rend l’identification des auteurs particulièrement complexe. Sans récupération de matériel exploitable, impossible de remonter une chaîne de fabrication, d’identifier des modifications spécifiques ou de déterminer un point de départ.

Pour Jérôme Poirot, pourtant, le doute sur la nature de l’auteur est limité : "Cet acte a forcément été commandité par un Etat hostile. Pour moi, il est évident que la fédération de Russie en est à l’origine". La preuve matérielle manque, mais la logique s’impose : "Qui aurait intérêt à faire ça ? Il n’y a qu’eux", continue-t-il.

A première vue, la cible interroge : "Survoler Creil n’a aucun intérêt", affirme l’ancien coordonnateur adjoint du renseignement. "Vous pouvez survoler Creil avec un appareil photo, même si c’est bien entendu interdit, vous ne verrez rien." Rien de comparable, par exemple, avec la base de l’Île Longue, infiniment plus sensible. Dès lors, l’objectif ne serait pas l’espionnage, mais une démonstration de force. "Les personnes qui font ça montrent qu’ils sont capables de le faire", insiste Jérôme Poirot. Montrer qu’un site militaire sensible peut être survolé sans être empêché, que la protection peut être contournée, et que ces drones pourraient, demain, être armés. Le message est clair et adressé directement aux autorités françaises. "En face, nous sommes mauvais parce que nous n’arrivons pas à protéger des installations sensibles de ce type d’agression", déplore-t-il.

Une multiplication des menaces

Depuis plusieurs semaines, les signalements de survols de drones se multiplient, en France comme ailleurs en Europe. Début novembre, un convoi de chars Leclerc a été survolé près de Mulhouse. Quelques jours auparavant, un site d’Eurenco, producteur de poudre à propulsion d’obus, détecte la présence d’un drone. Le 5 décembre, c’est la base sous-marine de l’Île Longue, pilier de la dissuasion nucléaire française, qui est à son tour survolée. Ces intrusions, prises isolément, pourraient paraître anecdotiques. Mais leur multiplication change la nature de la menace. Et le silence des autorités, s’il est compréhensible, renforce on ne peut plus ce sentiment. "Il n’est pas anormal", concède Jérôme Poirot, mais "il laisse penser que les éléments qui ont été trouvés, si certains ont été trouvés, montrent que c’est une affaire sérieuse". À chaque fois, le même schéma s'impose : des drones sont aperçus mais aucun opérateur n’est officiellement interpellé.

Pourtant, souligne l’expert en renseignement : "Les systèmes de détection de drones de toute taille sont très efficaces. On l’a vu, par exemple à l’occasion des Jeux olympiques." Mais cette efficacité a une limite majeure. "Ce sont des moyens qui permettent de détecter des drones […] mais uniquement sur des zones qui sont limitées." A l’heure actuelle, la France est uniquement en mesure de créer des bulles de protection pour des événements ponctuels comme les cérémonies du 14-Juillet ou les Jeux olympiques. Etendre ce modèle à l’ensemble du territoire relève aujourd’hui de l’impossible. Le coût, la maintenance, l’adaptation permanente aux évolutions technologiques et surtout le besoin massif en personnel rendent ce scénario irréaliste. "Aujourd’hui, il n’y a pas de décision qui a été prise pour protéger de manière permanente quelques centaines d’installations sensibles en France", raconte Jérôme Poirot. Creil, comme beaucoup d’autres sites, ne bénéficie donc pas d’une protection permanente de ce type. Raison pour laquelle le survol de ces sites a été rendu possible. Une inquiétude demeure désormais : "Quel sera le prochain ?"