"En Europe, la politique industrielle consiste à aider les perdants" : le constat choc de l'économiste Luis Garicano

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Ancien député européen, économiste à la London School of Economics (LSE) et créateur avec son fils de l’excellente newsletter Silicon Continent, Luis Garicano défend l’idée d’une nouvelle "Constitution de l’innovation" pour sortir l’Union européenne de la stagnation. Il revient sur l’échec (pour l’heure) du rapport Draghi, la fragmentation du marché unique, les rigidités du droit européen, les opportunités de l’IA et les dangers d’un déclin à la manière de l'Argentine.

L’Express : Mario Draghi a émis un avertissement très sévère sur l’innovation en Europe. Pourtant, en septembre, un an après son rapport largement salué, seules 11 % de ses propositions avaient été mises en œuvre. Pourquoi ?

Luis Garicano : Je me trouvais au Parlement européen lors du débat autour du rapport de Mario Draghi, et ce qui m’a immédiatement frappé, c’est la difficulté structurelle à corriger des erreurs passées. Dans une démocratie, l’alternance joue ce rôle : un camp fait des choix, l’autre arrive et rectifie. Mais l’Europe ne fonctionne pas tout à fait comme ça. Elle repose sur une grande coalition permanente, où le centre-gauche, le centre-droit, les libéraux, les Verts, parfois même les conservateurs gouvernent ensemble. Dès lors, personne n’a intérêt à dire : "Oui, nous avons eu tort". Cela rend très difficile toute correction de trajectoire. La preuve avec le récent texte Omnibus. Tous les groupes avaient annoncé qu’ils le soutiendraient. En réalité, la première mouture a été rejetée. Au moment crucial, beaucoup de députés ont voté contre. Finalement, le groupe PPE (Parti populaire européen) a voté un autre texte avec une coalition différente. Et cela revient à poser une question simple : comment convaincre tous ces élus, qui ont passé toute une législature à adopter ces règles, d’admettre aujourd’hui qu’une partie, voire une grande partie, était erronée et qu’il faut rectifier ? C’est un premier problème.

À cela s’ajoute un autre écueil : la brièveté de l’attention politique. Draghi a eu, je dirais, trois mois d’impact. Puis, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les déclarations de J.D. Vance à Munich, le jour où ces deux hommes s’en sont pris à Zelensky dans le bureau Ovale et le "Liberation Day" ont été autant d’événements qui ont absorbé tout l’oxygène du débat. Trump nous a détournés vers des urgences plus immédiates, reléguant ces réformes structurelles au second plan. Enfin, beaucoup des réformes que Draghi préconise sont très techniques, peu glamours. Elles demandent un travail ingrat, long, peu spectaculaire, politiquement coûteux. Les dirigeants préfèrent annoncer de grandes initiatives visibles plutôt que corriger patiemment les fondations. C’est pourquoi l’élan s’est si vite essoufflé.

La manière de faire de la politique à Bruxelles empêche selon vous l’Europe d’avancer...

C’est ma lecture, après beaucoup de temps passé à Bruxelles : nous avons un ensemble institutionnel européen qui n’a pas d’argent, qui n’a pas de budget. Si vous êtes commissaire au Logement, vous ne pouvez pas dire : "je vais construire des logements" ou "je vais changer les règles d’aménagement du territoire". Tout ce que vous pouvez faire, c’est produire une loi sur le logement. Au Parlement, c’est une manière d’exister : être le parlementaire à l’origine d’une loi. On lui donne même votre nom ; il aurait été flatteur pour moi d’avoir la loi Garicano. Donc c’est votre loi, vous faites la coalition, vous la faites adopter. Ce sont à mes yeux de très mauvais incitatifs, au niveau européen, à produire parfois trop de législations.

Luis Garicano, ancien député européen et professeur en politiques publiquesà la London School of Economics (LSE)

Luis Garicano, ancien député européen et professeur en politiques publiquesà la London School of Economics (LSE)

© / Carl Goodwin

Le Parlement prépare un projet de loi Omnibus afin, notamment, d’alléger les lois tech sur l’IA, la cybersécurité, ou encore le RGPD. L’encouragez-vous ?

Oui, car le premier problème vient de la prolifération d’interprétations nationales différentes, l’empilement de règles qui se contredisent, les transpositions divergentes : c’est ce qu’on appelle le gold plating. Nous fabriquons une réglementation qui se dédouble, se superpose, sans gain réel de protection. Parfois, il faut appliquer les lois du pays de résidence. Pour d’autres règles, vous devez appliquer celles du pays à partir duquel les services numériques sont fournis, qui est souvent l’Irlande. Il existe donc deux régulateurs dont les règles sont incompatibles. L’interprétation n’est, du reste, pas toujours la même. L’outil Google Analytics n’est pas autorisé en Italie, en France, aux Pays-Bas et en Autriche, au nom du RGPD, mais étrangement pas ailleurs.

C’est inscrit noir sur blanc dans le rapport Draghi : sur 13 textes législatifs de l’UE, une analyse a mis en évidence des doublons dans 169 exigences, dont des différences (29 %) et des incohérences flagrantes (11 %). C’est effrayant pour un entrepreneur. Si vous considérez le terme "ne pas causer de dommages significatifs" dans la législation environnementale, il est défini de trois ou quatre manières différentes, par exemple. Si vous examinez les règles de protection des données de l’AI Act, du RGPD, des règles locales, nationales et régionales coexistent. C’est un non-sens, alors que pour une petite entreprise, ces coûts de conformité sont extrêmement importants. Et qu’ils sont infiniment moindres pour des géants comme Google, Apple ou Meta.

Comment trouver le bon équilibre avec la sécurité, la protection des données personnelles et de la vie privée, et de la démocratie de manière générale dans le cas de l’IA ?

Je partage totalement l’idée de défendre les valeurs européennes, nos démocraties contre la manipulation des médias. Nous devons protéger notre vie privée. Mais je crois qu’il est temps de défendre, aussi, notre compétitivité. Si nous ne le faisons pas, nous ne serons pas en mesure de défendre ces autres principes essentiels. Je pense donc que nous devons trouver un équilibre entre ces éléments. Et donc, dans un premier temps, reconnaître que nous sommes allés trop loin.

Les exigences sur les systèmes à haut risque figurant à l’annexe 3 de la loi sur l’IA Act, peuvent rendre la vie des entrepreneurs impossibles. Ils ne permettent pas, par exemple, d’adapter l’expérience éducative des enfants à leur propre niveau, ce qui devrait s’avérer crucial pour l’avenir. Les règles du consentement liées au RGPD rendent, elles, très compliquées l’utilisation de données, quand bien même ces dernières sont anonymisées pour de la lutte contre le cancer grâce à l'IA. Je pense que le mode de fonctionnement du consentement aux cookies est totalement contre-productif également. D’après votre expérience, quelqu’un a-t-il déjà lu deux pages d'informations pour savoir quel type de données il allait accepter de partager ? Tout le monde clique car vous voulez lire l’article de L’Express, et c'est tout. Et vous n’allez pas passer en revue la centaine de partenaires publicitaires au cas où l’un d’eux vous semble douteux. Nous avons de nombreuses réglementations en matière de protection des données qui nous obligent à accepter des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont. Nous disons simplement oui, et nous passons à autre chose.

Manque-t-il, tout simplement, une culture du risque qui n’a rien à voir avec la législation ?

Les entrepreneurs et les investisseurs existent en nombre. Ce qui manque, c’est la capacité à pivoter, à échouer, à recommencer. Le coût de l’erreur est toujours trop élevé sur le continent. Si une entreprise européenne veut changer de stratégie radicalement, elle se heurte à une rigidité extrême du droit du travail, à des procédures longues, à des coûts très lourds. Donc elle ne le fait pas. Aux États-Unis, Facebook a pu licencier des milliers d’ingénieurs spécialisés dans le métavers pour en recruter des milliers d’autres en IA. Récemment, j’ai tweeté à propos de Redwood Materials, la société de recyclage de batteries appartenant à Jeffrey Brian Straubel, un cofondateur de Tesla, qui a réorienté ses activités vers le stockage d’énergie et les minéraux critiques alors que son entreprise valait déjà plus de 6 milliards de dollars. Combien cela lui aurait-il coûté de couler lentement et de licencier ses équipes au compte-goutte ? Nous devons créer en Europe des mécanismes plus flexibles, au moins pour les entreprises innovantes : un véritable bac à sable réglementaire appliqué au droit du travail serait déjà un progrès énorme. Ensuite, concernant l’usage de la technologie, nous appliquons encore ce principe de précaution où la règle numéro un est : rien ne doit comporter le moindre risque.

Avez-vous un exemple en tête, en particulier, d’un risque technologique qui serait acceptable ?

La voiture autonome. Une voiture autonome élimine aujourd’hui 95 % des morts sur la route. C’est la dernière étude du constructeur Waymo. Ce n’est pas parfait. Il n’y a pas zéro mort. Mais cela reste un progrès considérable. Et nous ne pouvons pas attendre que la technologie soit totalement parfaite, à 99,99 %. Parce qu’en attendant, ce sont des gens qui meurent inutilement. Pourquoi ne circulent-elles dans aucun pays européen, alors qu'elles le font aux Etats-Unis ? Si nous voulons être leaders dans ce secteur, nous devons permettre à nos entreprises d’expérimenter et d’utiliser cette technologie.

Le succès de Mistral dans l’IA prouve-t-il qu’un acteur européen peut malgré tout émerger dans ce cadre plus contraignant ? Quel signal cela envoie-t-il ?

C’est une réussite importante, mais il faut mesurer les ordres de grandeur. Une valorisation à 12 milliards d’euros est impressionnante à l’échelle européenne… mais dérisoire par rapport aux géants américains ou chinois. Et Mistral est presque le seul à être au niveau sur le continent. Je l’ai noté dans Silicon Continent : l’année dernière, les entreprises américaines ont produit 40 grands modèles de fondation, la Chine en a produit 15 et l’UE n’en a produit que trois. Côté talents universitaires, Zurich, Lausanne et Cambridge, Oxford et LSE peuvent rivaliser avec des universités américaines. Il n’y a aucun établissement de l’Union européenne qui peut payer un chercheur 300 000 à 400 000 euros par an. Donc ils vont aux États-Unis, ou en Chine. Puis, nous n’avons pas de cloud compétitif, ni d’industrie des puces de haute performance.

Mais il existe, en effet, quelques pôles d’excellence européens d’innovation qu’il faut cultiver : ASML, qui fabrique les seules machines au monde capables de produire les puces de Nvidia ; Novo Nordisk dans la pharmacie ; Spotify dans le streaming musical ; et maintenant Mistral pour les modèles d’IA. Ce sont des lueurs d’espoir. L'Europe a une vraie chance, d'ailleurs, dans l'IA, grâce à l’implémentation sectorielle. Nous avons des données de santé d’une qualité inégalée, des systèmes hospitaliers intégrés, des données industrielles riches en Allemagne, en Italie, en France, dans l’automobile notamment. Si nous accélérons sur l’usage vertical de l’IA, dans la santé, le droit, l’industrie manufacturière, nous pouvons devenir un leader mondial dans ces segments. L’impact de l’IA va être comparable à celui de l’électricité. Un nombre d’entreprises considérable vont naître grâce à cette technologie. Il faut concentrer les efforts dans ce domaine.

Philippe Aghion a récemment été auréolé du Prix Nobel d’économie. Un Européen doublé d’un adepte de la destruction créatrice que vous évoquez. Cela vous rassure-t-il ?

C’est une bonne chose, effectivement. J’espère que l’Europe comprendra vraiment cela et se rendra compte que la destruction créatrice est cruciale pour innover. Il faut faire des erreurs, changer d’avis, aller à gauche, puis à droite, puis à nouveau à gauche. Si le marché du travail est flexible, on peut changer le type de personnes avec lesquelles on travaille, repenser son entreprise et aller de l’avant. Une politique industrielle efficace suppose de laisser les perdants échouer. Or, en Europe actuellement, la politique industrielle consiste toujours à aider les perdants. Il s’agit à chaque fois d’éviter la moindre perte, la moindre douleur. Et c’est compréhensible, beaucoup voient cela comme un élément essentiel du modèle européen. Mais, en vérité, cela devient de plus en plus un luxe. Nous ne pouvons plus garantir – par exemple – que si vous travaillez dans une entreprise industrielle qui vend des voitures, vous restiez toute votre vie dans ce même emploi à vendre des voitures. La réalité, c’est que ces voitures ne rencontrent peut-être plus de succès. Peut-être que cette entreprise doit faire autre chose. Ou peut-être qu’elle doit disparaître. Et le travail de Philippe s’inscrit parmi ceux qui soutiennent l’idée schumpétérienne selon laquelle l’innovation – et en particulier, la politique industrielle – nécessite des sorties du marché, pas seulement des entrées. Les deux vont ensemble. C’est assez choquant que l’Europe n’ait pas de constructeur de véhicules électriques digne de ce nom. Seuls les anciens constructeurs automobiles tentent de passer à l’électrique. Mais ils sont englués dans leurs réseaux complexes de fournisseurs et de sous-traitants classiques.

Quels messages voulez-vous transmettre à travers la "Constitution de l’innovation", coécrite avec l’économiste finlandais Bengt Holmström, prix Nobel d’économie en 2016 et le juriste franco-belge Nicolas Petit ?

Concentrons l’Union européenne sur le marché unique. Nous avons le plus large bloc économique au monde et nous avons toujours le plus grand nombre de consommateurs. Revenons aux fondamentaux. Si vous pouvez vendre votre produit en France, vous devriez pouvoir le vendre partout. Fin de l’histoire. Vous connaissez l’histoire du "Cassis de Dijon" ? Cette liqueur autorisée en France mais interdite en Allemagne au cours du siècle dernier. Finalement, en 1979, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a tranché. Elle disait en substance : écoutez, si vous pouvez vendre de l’alcool en France, vous pouvez le vendre en Allemagne. Ce devrait être le principe et nous devrions l’appliquer partout. Faisons-le, aujourd’hui beaucoup mieux, en intégrant plus de commerce de services entre les pays européens.

Permettons aux gens d’aller devant une nouvelle cour européenne dédiée à cet usage et de dire : "on m’interdit de vendre cela en Italie", et d’obtenir une décision en 80 jours. Mettons en place un véritable 28ᵉ régime pour les entreprises innovantes, car, comme vous le savez, ce qui est proposé aujourd’hui avec un renvoi au droit national, ressemble finalement à l’entreprise européenne des années 2000 qui fut un échec. J’aimerais un 28ᵉ régime qui soit très expansif, avec un droit du travail similaire, un droit de la faillite similaire, et que vous n’ayez pas à remplir toutes ces conditions dans chaque pays. Il sera ainsi beaucoup plus facile pour les entreprises de lever des capitaux, et s’il le faut, d'échouer pour recommencer.

Ce n’est pas du tout un manifeste anti-européen : nous sommes plutôt fédéralistes. Nous voulons moins de règles européennes, mais quand elles existent, qu’elles s’appliquent dans tous les pays. Nous ne voulons pas de directives que l’on transpose différemment dans chaque État mais des règlements directement applicables partout. Et ces deux choses sont bien plus importantes que l’état d’esprit à mes yeux.

Concentrons enfin la Commission sur l’exécution d’un plus petit nombre de sujets. Qu’elle fasse moins, mais qu’elle le fasse beaucoup mieux. Face à la pression des blocs chinois et américains, elle devrait actuellement mobiliser une grande coalition de pays amis dans le commerce et la défense, avec des États comme la Corée du Sud et le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande et tous ces pays qui en font partie et qui font partie du bloc occidental traditionnel. Et inclure aussi les pays du Mercosur, que nous avons laissés de côté et abandonnés entre les mains de la Chine – il est d’ailleurs cocasse que la France bloque le plus grand accord commercial avec cette zone alliée.

Vous avertissez dans ce document que l’Europe est en train de devenir une nouvelle Argentine : un continent fait de promesses passées, avec un État-providence devenu insoutenable. Quels signes concrets, aujourd’hui, suggèrent que nous nous dirigeons vers ce scénario ?

Je pense qu’il n’y a pas de signe plus évident que le retour de la retraite à 62 ans en France, après la suspension de la réforme. Il est très difficile d’admettre que ce que nous avons construit n’est pas soutenable. Donc, nous combinons deux erreurs : nous ne rendons pas l’État plus dynamique, en permettant la destruction créatrice, et nous continuons à accroître l’État-providence. Ces deux tendances vont dans la mauvaise direction. Et je pense que c’est le signe le plus clair que l’Europe n’est pas sur une trajectoire soutenable, comme l’a été l’Argentine. Il y a beaucoup de dissensions politiques qui rendent les réformes difficiles. Mais je pense que l’Europe est dans un moment désespéré. Nous devons donc faire des choses que jusqu’à présent nous considérions comme impossibles.

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