Et maintenant le Chili : en Amérique latine, les ressorts profonds d'un basculement à droite

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Le paysage politique évolue à vitesse grand V vers la droite en Amérique latine. Amorcée l’année dernière, cette tendance s’est confirmée en hier au Chili où le candidat de droite José Antonio Kast, conservateur catholique qui affiche des positions extrêmes notamment sur l’immigration et sur la sécurité, a remporté le scrutin avec plus de 58 % des voix.

Face à lui, la candidate de la coalition des gauches, l’ex-ministre du Travail et de la Protection sociale Jeannette Jara, issue du Parti communiste, a atteint 42 %. Kast, qui se présentait pour la troisième fois, a soulevé la polémique en défendant à plusieurs reprises le bilan d’Augusto Pinochet, l’ancien dictateur au pouvoir au Chili de 1973 à 1990. Il deviendra en mars (lors de sa prise de fonction au palais de la Moneda) le président chilien dont les positions sont le plus à droite, notamment sur l’immigration, depuis la fin du régime militaire pinochétiste.

La gauche avait remporté la dernière présidentielle, en 2021, avec Gabriel Boric face au même José Antonio Kast dont c’était hier la troisième candidature. Issus du mouvement étudiant, lui, le sortant Boric avait accédé au pouvoir sur la plateforme de la coalition Frente Amplio (Front large) mais sa grande difficulté à mettre en place son programme l’a rendu impopulaire.

Javier Milei, ici le 14 octobre 2025 avec Donald Trump à Washington, assure à qui veut l'entendre que le soutien financier américain lui est acquis jusqu'à la fin de son mandat, "jusqu'à 2027". President Trump Meets With Visiting Argentine President Milei At The White House

Javier Milei, ici le 14 octobre 2025 avec Donald Trump à Washington, assure à qui veut l'entendre que le soutien financier américain lui est acquis jusqu'à la fin de son mandat, "jusqu'à 2027". President Trump Meets With Visiting Argentine President Milei At The White House

© / afp.com/Kevin Dietsch

Une rupture avec le socialisme

A l’est du Chili, de l’autre côté de la cordillère des Andes, Javier Milei a pour sa part considérablement renforcé sa position à la Chambre des députés et au Sénat, en octobre 2025. Celui qui se décrit comme un ultralibéral armé d’une tronçonneuse (pour couper dans les dépenses publiques) va ainsi pouvoir continuer à mettre en place les réformes structurelles, indispensables pour poursuivre la stabilisation économique du pays.

Également voisins du Chili, mais au nord, les Boliviens viennent, quant à eux, de mettre fin à près de vingt années de domination du Parti de gauche à tendance populiste, le Movimiento al socialismo (MAS) longtemps incarné par la figure d’Evo Morales, à la tête d’un pays perché à 4 000 mètres d’altitude. Le nouveau président, Rodrigo Paz, veut marquer la rupture avec vingt années de socialisme. Ce président de centre droit doit faire face à une crise économique sans précédent, héritée de la gauche. 2 000 kilomètres plus au nord, également dans les Andes, l’Équateur a réélu, de son côté, en mars, le président de droite Daniel Noboa qui a ouvertement affiché sa volonté de travailler en étroite collaboration avec Donald Trump.

Le président bolivien Rodrigo Paz (g) au balcon du palais de la présidence à La Paz, aux côtés de son épouse Maria Elena Urquidi (c) et de l'une de leurs filles, lors de son investiture le 8 novembre 2025

Le président bolivien Rodrigo Paz (g) au balcon du palais de la présidence à La Paz, aux côtés de son épouse Maria Elena Urquidi (c) et de l'une de leurs filles, lors de son investiture le 8 novembre 2025

© / afp.com/AIZAR RALDES

Quant au Venezuela, si les élections n’avaient pas été truquées par le pouvoir, Nicolas Maduro aurait largement perdu l’élection présidentielle l’année dernière. C’est alors le candidat de centre droit, Edmundo Gonzales – qui remplaçait au pied levé Maria Corina Machado, empêchée de se présenter – qui aurait pris les commandes aux palais Miraflores de Caracas. Enfin, récemment, le 30 novembre, au Honduras (Amérique centrale), le parti de gauche sortant Liberté et Refondation – également appelé "Libre" –, a péniblement obtenu 19 % des voix alors que les deux candidats de centre droit totalisaient chacun 40 %. Soit 80 % des voix pour la droite au total. Encore une défaite majeure pour la gauche…

Et ce n’est peut-être pas fini ! En 2026, le Brésil, le Pérou, la Colombie et le Costa Rica iront aux urnes. Au Brésil, où les élections sont prévues dans un an, une lutte serrée se profile entre le Parti des travailleurs (PT) du président sortant Lula et la droite, actuellement divisée.

En Colombie, l’impopularité du président Gustavo Petro, un ex-guérillero, qui ne peut se représenter, rend peu probable le maintien de la gauche au pouvoir à Bogota, la capitale perchée à 2 640 mètres d’altitude. Quant au Costa Rica, il semble que le parti de centre droit sortant ait toutes les chances de se maintenir au pouvoir.

Deux exceptions

Dans ce contexte, le grand Mexique et le petit Uruguay, cette "Suisse de l’Amérique du Sud" coincée entre Brésil et Argentine, constituent deux exceptions. L’élection remportée haut la main de Claudia Sheinbaum au Mexique en juin de l’année dernière a prolongé le pouvoir de la gauche pour six ans. La présidente est issue du parti Morena, créé par Manuel Lopez Obrador, au pouvoir à partir de 2018. Sheinbaum reste extrêmement appréciée, avec un taux d’approbation d’environ 70 %. En Uruguay, Yamandu Orsi, de centre gauche, a été élu fin 2024 et mène une politique centriste, comme cela a toujours été le cas dans ce pays qui a tendance à éviter les extrêmes.

Pourquoi ce glissement général vers la droite de presque toute l’Amérique latine ? La motivation première des électeurs ne semble pas être idéologique, mais liée à des facteurs économiques et sécuritaires très concrets. Deux sujets principaux sont au centre des préoccupations des ménages : les mauvais résultats économiques des gouvernements en place et l’inquiétude face à la montée de l’insécurité.

De fait, deux décennies de populisme de gauche au Venezuela, en Argentine et en Bolivie ont été particulièrement dévastatrices pour les classes moyennes de ces trois pays, où la pauvreté a augmenté rapidement. Leur triple effondrement économique représente certainement un épouvantail pour une majorité de Latino-américains, provisoirement vaccinés par la démagogie du Vénézuélien Nicolas Maduro ou de l’Argentine Cristina Kirchner (président de 2007 à 2015, puis vice-présidente de 2019 à 2023).

Dans les pays où les gouvernements en place menaient des politiques de centre gauche, la croissance était rarement au rendez-vous à des niveaux suffisants pour que cela se traduise par une augmentation visible du pouvoir d’achat. Selon le Fonds monétaire international, la croissance de l’Amérique latine et des Caraïbes s’est maintenue aux alentours de 2,4 % en 2024, en dessous du niveau de croissance mondiale estimé à 3,3 %. Cela fait une bonne décennie que l’Amérique latine se trouve dans une situation de croissance molle et de sous-investissement, ce qui encourage les électeurs à pénaliser les gouvernements en place.

Le taux d’homicide s’est stabilisé mais…

La situation sécuritaire est l’autre grand motif d’insatisfaction qui fragilise la gauche. Sur cette question, même si la réalité est complexe, la droite apparaît plus crédible. Cela fait longtemps que l’insécurité constitue un problème pour beaucoup de pays, mais jusqu’à récemment, le "cône sud" de l’Amérique latine (Argentine, Chili) était relativement épargné. Or aujourd’hui, la violence s’étend rapidement à l’ensemble du continent, principalement en raison du trafic de drogue. De puissants réseaux de "narcos" se sont installés un peu partout sur le continent, encourageant la corruption et s’adonnant à toutes sortes de trafics en marge de leur activité principale. Certes, le taux d’homicide s’est stabilisé dans la région ces dernières années, mais reste parmi les plus élevés au monde. Les sondages confirment que la sécurité est une préoccupation majeure de Buenos Aires à Panama en passant par Santiago, Sao Paulo et La Paz…

Le "modèle Nayib Bukele", du nom du président du Salvador rendu célèbre par sa politique extrême de mano dura (main de fer) est désormais vu comme une solution possible. Elle consistait à incarcérer sans jugement toute personne suspectée d’appartenir à un gang dans des prisons de haute sécurité. Très contestable sur le plan des droits humains, cette politique a fait baisser le taux d’homicide de 38 pour 100 000 en 2019 (année de son élection) à 1,9 pour 100 000 en 2024. Fait inimaginable voilà encore dix ans : le Salvador est aujourd’hui l’un des pays les plus sûrs d’Amérique latine. Malgré le mépris affiché par le président salvadorien pour les règles démocratiques et de l’État de droit, la plupart des dirigeants de droite comme de gauche se réfèrent désormais à son "modèle" comme à une stratégie dont il faut au moins en partie s’inspirer.

Le président salvadorien Nayib Bukele pendant sa prestation de serment pour son deuxième mandat, le 1er juin 2024

Le président salvadorien Nayib Bukele pendant sa prestation de serment pour son deuxième mandat, le 1er juin 2024

© / afp.com/Marvin Recinos

Bien entendu, Donald Trump veut faire croire que ce retour de la droite latino aux commandes s’explique par l’influence qu’il exercerait au sud du Rio Grande jusqu’à la terre de Feu. À l’occasion du 250e anniversaire de la doctrine Monroe, la Maison-Blanche a diffusé un message réaffirmant l’attachement du président Trump à cette politique énoncée en 1823 par le cinquième président américain, James Monroe. Ce dernier prônait un rôle de protecteur du continent américain au sens large (Amérique du Nord, Centrale et du Sud) par Washington afin de le protéger des influences extérieures négatives.

En pratique, hormis l’Argentine, dont le président a été sauvé à la veille des récentes élections par un swap de devises pour éviter un effondrement de la monnaie nationale, et du Venezuela, où Donald Trump ne fait pas mystère de sa volonté de remplacer le régime de Maduro, il n’est pas dit que l’intérêt manifesté par les Etats-Unis joue en faveur de la droite continentale. En fait, la dynamique politique est interne à chaque pays concerné et ne dépend qu’à la marge des déclarations de Trump. Le déplacement du curseur politique vers la droite constitue toutefois une aubaine pour Donald Trump qui peut trouver des appuis en Amérique latine pour réduire, autant que possible, l’influence de Pékin sur le continent.

Bref, les implications du mouvement de balancier actuel ne sont pas encore tout à fait claires à l’échelle globale parce qu’il n’existe pas une doctrine unifiée de la droite en Amérique latine, hormis celle qui consiste à favoriser une économie de marché. Qui plus est, l’évolution actuelle ne se traduira pas forcément par une politique antichinoise car de nombreux pays dépendent déjà beaucoup trop du commerce avec la Chine pour leur survie, comme l’Argentine et le Brésil. Reste à voir si ce changement politique permettra de redonner un coup de pouce à la croissance en Amérique latine et de réduire à la fois la pauvreté et l’insécurité.

*Alexandre Marc est expert associé à l’Institut Montaigne, ancien spécialiste en chef à la Banque Mondiale et auteur de La Démocratie à l’âge de l’hyper-individualisme.

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