"Sur l’antisémitisme, l’Australie s’est bercée d’illusions" : le regard sans concessions de Daniel Aghion

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Une dizaine de minutes. C’est le temps qu’a duré l’effroyable fusillade qui a fait quinze morts et des dizaines de blessés le 14 décembre, sur la plage de Bondi, à Sydney. Symbolique à plusieurs titres : ce soir-là, on y fêtait la fête juive de Hanoukka. Ce soir-là, comme tant d’autres auparavant, la célèbre plage de sable blanc accueillait baigneurs, badauds et touristes. "En visant cet endroit précis, les terroristes ont certes ciblé les juifs, mais aussi nos valeurs en tant que nation, et donc les valeurs occidentales", réagit auprès de L’Express Daniel Aghion, président de l’Executive Council of Australian Jewry (Ecaj).

Alors que les attaques antisémites ont été multipliées par cinq sur son territoire depuis le massacre du 7 octobre 2023, cet avocat et représentant de la communauté juive australienne décrit un pays qui, fort de sa réputation de démocratie libre, ouverte et égalitaire, n’a pas vu venir la montée simultanée de l’antisémitisme et de l’antiisraélisme. Sans rejoindre Benyamin Netanyahou, selon lequel l’appel du gouvernement australien en faveur d’un État palestinien aurait "attisé le feu de l’antisémitisme", Daniel Aghion considère toutefois que celui-ci porte une part de responsabilité dans l’explosion des attaques visant la communauté juive en Australie. Il s’en explique.

L’Express : Lors de la cérémonie commémorative qui s’est déroulée au sein de la synagogue de Caulfield à la suite de l’attaque terroriste de Bondi Beach, vous avez fait valoir que celle-ci n’était pas seulement dirigée contre la communauté juive, mais aussi contre les valeurs australiennes et la démocratie occidentale. Qu’entendiez-vous par-là ?

Daniel Aghion : Qu’il s’agisse de l’attentat de Bondi Beach, comme de l’ensemble des attaques qui ont été menées contre la communauté juive australienne depuis le 7 octobre 2023, l’enjeu n’était pas seulement de nuire aux juifs, mais aussi de détruire le mode de vie australien. Il faut comprendre que l’Australie est fière de sa réputation de démocratie libre, ouverte et égalitaire. Indépendamment de la communauté juive, nous ne sommes pas habitués aux mesures de sécurité. Nous aimons penser que nous traitons tout le monde de manière égale. Le fait que Bondi, un lieu emblématique de Sydney et de l’Australie, ait été pris pour cible est symptomatique : ce soir-là, la plage était non seulement occupée par des personnes fêtant Hanouka, mais aussi par des touristes, des promeneurs qui profitaient de la fraîcheur de la fin de journée, ou encore des baigneurs… C’était une nuit typique de Sydney et de l’Australie. En visant cet endroit précis, les terroristes ont certes ciblé les juifs, mais aussi nos valeurs en tant que nation, et donc les valeurs occidentales.

Nous n’avons pas vu venir la montée simultanée de l’antisémitisme et de l’antiisraélisme. Tout bouillonnait en arrière-plan, sans que nous nous en rendions compte.

D’après l’Executive Council of Australian Jewry, les attaques antisémites ont atteint des niveaux historiquement inédits en Australie, au point d’avoir été multipliées par cinq par rapport au niveau annuel moyen observé avant le 7 octobre 2023. Comment l’expliquez-vous ?

Pour être franc, ces chiffres ont surpris beaucoup de monde. Comme je le disais, nous aimons penser que nous sommes un pays heureux, ouvert et libre. Ainsi, nous n’avons pas vu venir la montée simultanée de l’antisémitisme et de l’antiisraélisme – les deux se recoupant. Tout bouillonnait en arrière-plan, sans que nous nous en rendions compte. A mes yeux, l’Australie s’est en quelque sorte bercée d’illusions sur ce qui était en train de se passer. En conséquence, lorsque la vague d’antisémitisme consécutive au 7 octobre 2023 a déferlé sur les côtes australiennes, comme elle l’a fait ailleurs dans le monde, elle nous a frappés de manière particulièrement dramatique car nous n’y étions pas préparés.

Que montrent les recherches menées par votre organisation quant au type d’antisémitisme qui sévit dans votre pays ?

Nous avons identifié quatre sources d’antisémitisme en Australie. La première concerne l’antisémitisme néonazi d’extrême droite, qui représente un petit groupe dans notre pays. Il ne compte pas plus de 200 membres, mais ils sont agressifs, bruyants, et attirent l’attention. Notamment lors des rassemblements qu’ils organisent parfois devant les parlements des capitales comme Sydney et Melbourne. Ensuite, nous avons un antisémitisme d’extrême gauche, qui s’exprime entre autres en marge des mobilisations pro palestiniennes. Il se reconnaît à des slogans tels que "les sionistes doivent être éliminés" ; des amalgames entre "sioniste", "génocidaire" et, en définitive, "juif" ; ou encore à des affiches montrant des photos de terroristes du Hamas. J’en viens donc à la troisième source, à savoir les acteurs étatiques étrangers, à l’instar de l’Iran. Vous êtes peut-être au fait de l’attaque de la charcuterie casher de Bondi, à Sydney, le 20 octobre 2024. Ou même de l’incendie terroriste qui a touché la synagogue Adass Israël de Melbourne, le 6 décembre de la même année. D’après nos services de renseignement, le pouvoir iranien aurait joué un rôle dans ces attaques – raison pour laquelle notre gouvernement a décidé d’expulser en août l’ambassadeur iranien d’Australie. La quatrième source, enfin, concerne les organisations terroristes, telles que le Hezbollah, Daech ou le Hamas. Ce dont nous venons d’être témoins, puisque d’après les premières informations policières dont nous disposons, les auteurs de l’attaque de Bondi Beach auraient vraisemblablement été animés par l’idéologie de Daech.

Peu avant cette attaque, vous aviez déclaré en marge d’une réunion du J7, une task force rassemblant les sept plus grandes communautés juives dans le monde : « nous sommes maintenant au stade où le racisme anti-juif a quitté les marges de la société ». Que vouliez-vous dire ?

L’une des choses qui nous préoccupent est effectivement que l’antisémitisme soit progressivement accepté socialement s’il n’est pas combattu efficacement. Au fond, ce glissement est déjà relativement observable. Prenez certains des slogans qui ont été scandés lors de marches propalestiniennes, à l’instar de "Mort aux Forces de défense israéliennes" - qui avait été utilisé la première fois au festival de Glastonbury, au Royaume-Uni. Au départ, certains pourraient dire que cela ne s’adresse qu’aux membres de Tsahal. Seulement voilà : tous les Israéliens sont appelés à servir au sein de l’armée, ce qui signifie donc qu’ils sont "sionistes", donc complices et, en définitive, qu’ils devraient être tués ou du moins, pris pour cible. Voilà le type de glissement que nous laissons prospérer au sein de notre société, et contre lequel nous devons lutter ardemment.

A la suite de l’attaque de Bondi Beach, Benyamin Netanyahou a rappelé qu’il avait mis en garde le Premier ministre australien contre des politiques qui, selon lui, alimenteraient la haine des juifs. Référence à une lettre qu’il avait envoyée en août à Anthony Albanese, dans laquelle on pouvait lire que l’appel de Canberra "en faveur d’un État palestinien attise le feu de l’antisémitisme". Le rejoignez-vous ?

La reconnaissance de l’État palestinien est problématique pour d’autres raisons politiques, mais je ne ferais pas un lien direct entre cela et l’explosion de l’antisémitisme sur notre territoire. A mon sens, le problème réside davantage dans la manière dont le gouvernement australien parle d’Israël et du conflit à Gaza. Celui-ci aurait pu exprimer un point de vue critique des opérations militaires israéliennes tout en soutenant Israël en tant qu’État attaqué par le Hamas et ce, sans recourir au langage fort employé à plusieurs reprises. Au sein de l’Executive Council of Australian Jewry (Ecaj), nous affirmons depuis deux ans que pour mettre fin à l’antisémitisme, il faut faire preuve de leadership et prendre des mesures rapides et efficaces. Mais les propos imprécis et excessivement critiques du gouvernement à l’égard d’Israël, parfois alors que ça n’était pas nécessaire, n’ont fait que renforcer l’acceptation sociale de la haine des juifs.

Faut-il comprendre que le pouvoir australien porte une part de responsabilité dans l’explosion des attaques antisémites dans le pays ?

Oui. Permettez-moi de vous donner un exemple concret du type de comportement adopté par le gouvernement : il y a quelque temps, un travailleur humanitaire australien a été tué à Gaza. Notre ministre des Affaires étrangères, Penny Wong, a alors commandé une enquête indépendante sur cet incident, en se concentrant particulièrement sur la réponse des autorités israéliennes. Cependant, le rapport a finalement disculpé Israël, montrant qu'il ne s'agissait pas d'un meurtre délibéré, mais d'un terrible incident survenu dans le contexte de la guerre. L'enquête a également noté qu'Israël avait enquêté sur ses propres soldats et relevé l'un d'entre eux de ses fonctions. Et pourtant, notre ministre des Affaires étrangères a continué de critiquer excessivement l’exécutif israélien, y compris devant les Nations unies, alors même que sa propre enquête avait révélé qu'il s'agissait d'un événement malheureux lié à la guerre et qu'Israël avait agi de manière appropriée en menant des investigations et en sanctionnant les soldats impliqués.

Selon les autorités, les deux assaillants à l’origine de l’attaque, un père et son fils, se seraient radicalisés il y a plusieurs années. Le fils était connu des services de renseignement pour avoir fréquenté en 2019 des sympathisants du groupe État islamique. Comment comprendre le fait que l’attaque n’ait pas pu être évitée ?

L’attaque de Bondi Beach soulève de nombreuses questions dont celle-ci fait partie. En réalité, deux points demandent à être éclaircis. Premièrement, comme vous l’avez dit, le fils était manifestement surveillé par les services de renseignements australiens. Mais de toute évidence, ceux-ci ne le considéraient pas comme une menace immédiate puisqu’ils n’ont pas agi en amont. Pourquoi ? Le deuxième point concerne le père, qui détenait un permis de port d’armes lui permettant de posséder six armes à feu. Or en Australie, nous avons des lois très strictes sur les armes à feu, notamment depuis le massacre qui a eu lieu à Port-Arthur il y a environ 35 ans. Ainsi, il est assez rare que des Australiens possèdent des armes à feu car il faut entrer dans une certaine catégorie – comme être membre d’un club sportif, être chasseur ou agriculteur… Dès lors, comment le père a-t-il pu être autorisé à en posséder six, alors même que son fils était connu de nos services de renseignement ?

La réponse à l’attaque de Bondi Beach devra-t-elle passer par un renforcement des contrôles sur les armes à feu ?

Il est évident que réformer les lois gouvernementales concernant les armes à feu doit faire partie de l’équation. Mais cela ne représente qu’une petite partie de la réponse à apporter au phénomène de la haine des juifs. D’abord, les réglementations et lois contrôlant les armes à feu n’empêcheront pas d’obtenir une arme illégalement, ni d’acheter un couteau ou de fabriquer son propre engin explosif. Au cours des onze derniers mois, notre pays a connu onze attentats à la bombe contre des institutions juives, des synagogues, des crèches… Dans la plupart des cas dont nous avons connaissance, il s’agissait simplement d’une bouteille en plastique vide remplie d’une substance inflammable jetée à travers une fenêtre. Aucune réglementation ni aucune loi sur les armes à feu n’empêcheront les gens d’acheter des bouteilles d’eau et de les remplir de kérosène ! Nous devons donc nous pencher sur le mobile, à savoir la volonté de nuire à la communauté juive, et agir sur cet aspect.

Comment ?

En commençant par suivre les recommandations du rapport de l’envoyée spéciale chargée de la lutte contre l’antisémitisme, Jillian Segal, qui a présenté son plan stratégique le 5 juillet dernier. Il y a quelques jours, le gouvernement australien a enfin déclaré qu'il adopterait intégralement ce plan stratégique. Mais nous devons encore en connaître les détails avant de pouvoir affirmer avec certitude que Canberra le met effectivement en œuvre. En tous les cas, le fait qu’il ait mis plus de six mois à réagir montre bien que ce dernier a peur de pointer du doigt l’antisémitisme comme un problème spécifique dans la société australienne. J’en veux pour preuve les multiples étapes auxquelles nous avons assisté avant que Jillian Segal ne soit nommée en juillet 2024, alors même que nous faisions pression pour cela depuis décembre 2023...

Que voulez-vous dire ?

À la suite de l'illumination de l'Opéra de Sydney aux couleurs d'Israël, une marche propalestinienne a été organisée dans le quartier le 9 octobre, au cours de laquelle des slogans tels qu’"Où sont les juifs ?" ont été scandés. Pour l'Ecaj, il était donc urgent que le gouvernement réagisse et nomme un coordinateur capable de le conseiller sur les meilleures solutions à apporter à cette montée inquiétante de l'antisémitisme. Mais Canberra nous a répondu en nous demandant si nous serions ouverts à l'idée que, outre la nomination d'un envoyé spécial pour lutter contre l'antisémitisme, un homologue soit choisi pour s'occuper de l'islamophobie...

Nous avons répondu positivement, car nous estimions que c'était le moyen le plus simple d'obtenir la nomination d'une personne chargée de lutter contre l'antisémitisme. Il a ensuite fallu six à sept mois pour que Jillian Segal soit désignée. Depuis lors, le gouvernement attend la publication du rapport sur l'islamophobie, ainsi qu'un autre rapport sur la discrimination raciale, avant de répondre au rapport de l'envoyée spéciale chargée de la lutte contre l'antisémitisme. Même si son propre rapport a été publié il y a plusieurs mois ! Il est clair que le gouvernement tente d'enterrer la question de l'antisémitisme dans un grand paquet qui inclut toutes les formes de racisme et de discrimination.

Pourquoi cela ?

C’est politique. L’Australie est un pays qui compte aujourd’hui près de 27 millions d’habitants, dont 800 000 musulmans. L'exécutif est donc pris dans une sorte de "whataboutism" qui n’a pas de sens. Lorsqu’il fait quelque chose pour les juifs, il doit faire la même chose pour les musulmans. S’il accorde une subvention à la communauté juive, une partie devra être versée à la communauté musulmane. Certes, les musulmans ont leurs propres besoins et exigences envers le gouvernement. Mais force est de reconnaître que, depuis deux ans, les cas d’antisémitisme se multiplient drastiquement, tant en termes de fréquence que d’intensité. On ne peut pas attendre indéfiniment pour agir sous couvert d’impartialité.

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